Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/494

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le temps qu’il vous plaira pour me rembourser, ou bien mettez-moi en état de suivre tout seul, par un fort prêt d’argent, à des conditions qui me dédommagent. Vous étiez assez de cet avis l’autre jour ; mais je ne puis soutenir qu’en cas de mort vous me plantiez vis-à-vis votre M. le comte de la Blache, que j’honore de tout mon cœur (ah ! mon Dieu, oui, je l’honore !) mais qui, depuis que je l’ai vu familièrement chez madame d’H…, ne m’a jamais fait l’honneur de me saluer. (N’oubliez pas, lecteur, qu’il y avait alors près de onze ans que le comte de la Blache ne me saluait plus : ceci trouvera sa place.) Vous en faites votre héritier ; je n’ai rien à dire à cela. (Je savais donc fort bien que M. de Falcoz était son héritier : il ne faut pas l’oublier non plus.) Mais si je dois, en cas du plus grand malheur que j’aie à craindre, être son débiteur, je suis votre serviteur pour l’arrangement ; je ne résilie point. (Je connaissais donc très-bien dès ce temps-là l’homme avec qui la fortune m’a mis depuis aux prises, et je m’en expliquais assez librement, comme on voit.) Mettez-moi vis-à-vis mon ami Mézieu, qui est un galant homme, et à qui vous devez, mon bon ami, des réparations depuis longtemps. (Depuis longtemps, lecteur : cela est essentiel à retenir.) Ce n’est pas des excuses qu’un oncle doit à son neveu, mais des bontés, et surtout des bienfaits, quand il a senti qu’il avait eu tort avec lui : je ne vous ai jamais fardé mon opinion là-dessus. (Lecteur, vous en aurez la preuve à l’instant.) Mettez-moi vis-à-vis de lui. Ce souvenir que vous lui laisseriez de vous, lorsqu’il s’y attend le moins (il y avait en effet plus d’un an que je n’avais vu M. de Mézieu), ce souvenir… élèvera son cœur à une reconnaissance digne du bienfait, etc. »

Voilà les phrases qui, à la vue de ces lettres chez mon notaire, en 1770, avant le procès entamé, ont mis le légataire en fureur, et lui ont fait dire, avec quelques gros jurons : « Que si j’avais jamais cet argent, dix ans seraient écoulés avant ce terme, et que j’aurais été vilipendé de toute manière auparavant. »

Ah ! monsieur de Beaumarchais, vous vouliez ouvrir son cœur pour un héritier naturel ! Des bienfaits à M. de Mézieu ! à ce neveu qui avait été si utile à l’établissement de l’École militaire ! des bienfaits aux dépens de l’arrière-petit-neveu Falcoz, qui voulait tout envahir ! Dix ans de dénigrement public : lecteur, il m’a tenu parole ; en voilà déjà huit de passés.

Tel est donc le grand motif de la haine, le punctum vitæ de toutes les injures qu’on m’a faites et dites dans les deux procès dont le comte de la Blache fut l’auteur ou l’instigateur : il n’y a fils de bonne mère en France qui n’ait appris par mes mémoires dans quel abîme de malheurs ce haineux héritier m’a voulu plonger, et comment il s’entendait avec ses amis Goëzman et Marin pour les combler, s’il eût été possible, et comment il ne se lasse pas encore d’en boire la honte et le déshonneur public.

Lecteur, examinez, je vous prie, ce que le comte de la Blache répond à ma lettre du 9 mars, après l’avoir rapportée (page 50). Voyez avec quelle force de raisons et de preuves il en détruit la véracité :

« Il est clair, dit-il, que cette lettre a été faite après la mort de M. Duverney. (Vous allez voir comment cela est clair : suivez-le bien.) Les lettres des 8 février, 24 juin et 11 octobre 1769 trouvées sous les scellés, la sécheresse des billets de M. Duverney, l’extrême disproportion d’âge, d’état, de condition, d’occupations, tout démontre qu’il n’y avait jamais eu la moindre familiarité entre M. Duverney et le sieur de Beaumarchais. D’où aurait-il donc su que M. Duverney faisait le comte de la Blache son héritier ? (les preuves en vont fourmiller). Confie-t-on à des étrangers le secret de ses dernières dispositions ? (Et de cela aussi.) Aurait-il osé donner des leçons à M. Duverney et s’initier dans les secrets de la famille, si même il était vrai qu’il y eût quelque légère discussion entre l’oncle et le neveu ? »

— S’il est vrai qu’il y eût quelque légère discussion ? Non, monsieur le comte de la Blache, il n’y en avait plus lorsque j’écrivais cette lettre en 1770, parce que ce neveu, qui n’avait jamais désiré la fortune, mais les bonnes grâces de son oncle, était content de les avoir recouvrées, et ne désirait rien au delà.

Mais vous qui feignez ici de révoquer ces discussions en doute, vous savez bien que dix ans avant l’époque de 1770 il y en avait eu beaucoup ! Vous savez par l’intrigue et les ruses de qui ce neveu, homme du plus grand mérite, chef des études de l’École militaire, et l’auteur de son code tant estimé ; vous savez par quelle intrigue il se vit écarté de son oncle, à l’instant où le testament se faisait ou qu’il était prêt à se faire : car cet acte a précédé de dix ans la mort du testateur, et vous n’ignorez pas non plus par le courage et les travaux de qui ces deux hommes si dignes de s’aimer furent raccommodés !

Ce jeune homme si dédaigné, qui n’avait jamais eu, selon vous, aucune familiarité avec M. Duverney, dès 1761 osa seul tenter ce grand ouvrage : car la trame de votre intrigue avait été si bien tissue et tellement serrée, que personne autour de l’oncle n’osait plus lui parler du neveu. Et ce jeune homme tout seul, que M. Duverney avait initié dans les secrets de sa famille, et qui osait déjà lui donner des leçons, suivant vos termes (page 50), mais qui dans les miens ne voulait autre chose que prouver à M. Duverney qu’on lui en imposait sur le compte de son neveu ; ce jeune homme, qui savait dès ce temps que M. Duverney faisait le comte de la Blache son héritier, et que cet héritier en herbe écartait tous ceux qui pouvaient avoir droit à