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Adresse de la lettre :

À M. Baudet de Jossan, syndic royal de la ville de Strasbourg, à la Chaussée d’Antin, à Paris.

Avec le timbre de la poste.[1]

« Spa, le 12 juillet 1780.

« Je croirais manquer à l’amitié que vous m’avez toujours témoignée, mon cher syndic royal, si je ne vous donnais des nouvelles de mon arrivée au lieu de ma destination. J’ai fait le plus de diligence possible, afin de pouvoir vous rejoindre le plus tôt possible, pour me rendre en Alsace. Ma foi, il était temps que je m’en aille de la rue du Carême-Prenant. » (Demeure du sieur Kornman à Paris.) Je supprime ici quelques détails oiseux. Mais, lui parlant de votre femme, vous ajoutez : « et comme elle n’a pas d’expérience pour se conduire, empêchez-la, mon cher, de faire quelque sottise majeure ; et tâchez de la faire sortir de la dépendance des domestiques, en lui persuadant que l’on paye leurs complaisances passagères fort cher, dont cette espèce de gens sait toujours tirer parti. Je vous envoie une petite lettre pour ma femme, que je vous serai obligé de lui remettre… Adieu, mon cher… vous aurez encore de mes nouvelles avant votre départ pour l’Alsace. Je vous embrasse et suis avec les sentiments du plus inviolable attachement, tout à vous.

Signé G. Kornman. »


Me trompé-je en lisant ? Est-ce bien vous, monsieur Kornman, qui mettez votre femme sous la direction de cet homme sans honneur et sans mœurs, qui ne feint de l’aimer que pour la dépouiller ? Donnons encore quelques fragments d’une autre lettre de Spa, et toujours au même homme. Elle vient à l’appui de la première.

À M. Daudet de Jossan, etc. (Même adresse et même timbre.)
« De Spa, ce 17 juillet 1780 (cinq jours après la précédente).

Après les compliments affectueux au cher ami, on lit : « Je suis fâché de ne pas être à Paris pour y recevoir M. votre frère ; je souhaite qu’il puisse vous engager à différer votre départ pour l’Alsace, afin que je puisse vous y joindre. Il est vrai que je vous en ai donné ma parole, et vous pouvez compter que je l’effectuerai, à moins que je n’aille dans l’autre monde : cas auquel vous voudrez bien m’excuser de n’avoir pas tenu ma promesse. Si nous pouvions faire le voyage de l’Alsace ensemble, cela serait plus gai. D’un autre côté, votre absence de Paris et Versailles pourrait peut-être préjudicier à nos spéculations projetées ; enfin vous verrez à faire pour le mieux, et vous ne devez pas douter du plaisir que j’aurai de me trouver en Alsace avec vous. Il ne dépendra que de ma femme d’être de la partie ; mais pour lors il ne faudra pas que je fasse le voyage avec un désagrément continuel, ma santé ne le supporterait plus. Je crois avoir fait tout ce qui était raisonnable ; mais tout a ses bornes, je ne puis plus rien lui dire. Elle n’est plus une enfant, et c’est à elle à se faire estimer du public et de son mari : pour le reste, elle sera la maîtresse de faire ce qu’elle veut : je n’aurai jamais la sotte manie de gêner le goût et l’inclination de personne, trouvant que, de toutes les tyrannies, la plus absurde est celle de vouloir être aimé par devoir : outre que c’est une impossibilité, on ne commande pas au sentiment le plus doux. Partant de ce principe, on peut très-bien vivre ensemble, ne pas s’aimer, mais s’estimer, avoir de bons procédés qui prouvent toujours de la réciprocité de la part d’une âme honnête. Je crois que ce que j’exige n’est pas injuste ni difficile dans la pratique, et je le soumets à vos réflexions, etc.

« Signé Kornman. »


Ainsi vous soumettez aux réflexions de votre odieux rival le dessein où vous êtes de laisser à votre jeune femme toute liberté d’aimer un autre homme ; cependant vous croyez savoir que c’est cet homme-là qu’elle aime ?

Quatre ou cinq lettres suivantes sont du même style.

Eh quoi ! monsieur, vous n’écrivez pas même en droiture à votre femme ? Il faut que ce soit votre ennemi qui lui remette vos lettres ? Vous l’en priez. Vous étouffez d’embrassements le corrupteur qui l’a perdue ou la perdra ? Vous caressez ce monstre qui vous a forcé de recourir aux eaux de Spa pour rétablir votre santé, qu’une juste jalousie délabre ! « Et comme ma femme n’a pas assez d’expérience pour se conduire, empêchez-la, mon cher, de faire quelque sottise majeure. » Prenez garde, M. Kornman ! on dira que vous prescrivez à deux amants de mettre de la décence dans une intrigue approuvée de vous ! Prenez garde ! on dira que vous soumettez votre femme à l’expérience d’un corrupteur habile, pour qu’elle apprenne de lui la manière de conduire sans scandale une intrigue d’amour ! Prenez garde ! Mais revenons vite au libelle : ces rapprochements sont précieux.

(Page 9) « Mes remontrances furent inutiles : de retour des eaux de Spa, j’apprends qu’en mon absence la dame Kornman a tenu la conduite la moins mesurée ; que le sieur Daudet lui a fréquemment assigné des rendez-vous chez lui, et qu’il s’y est passé des scènes d’une espèce assez étrange pour que le voisinage en ait

  1. Je préviens que toutes ces lettres, écrites et signées du mari, paraphées dans le temps par la femme, et contrôlées depuis, sont déposées au greffe, afin que Guill… Korn… soit forcé de les reconnaître, ou les nie à son grand péril.