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VIE DE BEAUMARCHAIS.

de l’époque, « très-édifiés des aveux et du repentir de ce fameux libertin[1]. » Le lendemain, lui seul n’y pensait plus. Les affaires l’avaient repris, et dès lors adieu le sacrement ! Il n’en retrouva le temps, mais cette fois pour tout de bon, que quatre ans plus tard. Le mariage se fit à Saint-Paul le 8 mars 1786, avec une discrétion où l’on retrouva le bon esprit de l’épousée, mais qui n’était pas assez dans les habitudes du marié pour qu’il pût s’y tenir.

Il fallut qu’il criât par dessus les toits qu’il venait de se marier secrètement.

Prêt à partir pour un voyage, il simula une lettre à sa femme, dont il fit partout courir des copies : « C’était, dit Grimm, qui la donne dans sa Correspondance[2], c’était Figaro prenant toute la dignité qui convient à l’acte de la vie le plus sérieux et le plus imposant. » Les Mémoires secrets[3], moins ironiques, sont plus vrais : « On y retrouve, disent-ils, le ton qui lui est propre, un caractère particulier d’originalité et d’impudence. »

Ce dernier mot répété si souvent à propos de sa conduite, dans les écrits du temps, n’est pas, cette fois, trop fort. Il ne dit que ce qu’il faut sur son perpétuel besoin de bruit, même où il en faudrait le moins ; sur sa passion de l’effet et de l’esprit, qui croit pouvoir tout se permettre au risque de gâter tout, comme il lui arriva ici où la discrétion des demi-teintes et des sous-entendus aurait seule pu sauver la situation embarrassante, en la faisant peu à peu passer du jour faux au jour vrai ; sur son audace à tout braver : l’opinion dont il a été pourtant un des premiers à comprendre et à former la voix ; et plus que le reste encore, la convenance, cette dernière pudeur à laquelle son temps semblait d’autant mieux tenir qu’il n’en avait plus d’autre.

Il y a toutefois dans cette lettre si malsonnante par je ne sais quel écho des idées de Diderot et de Rousseau, doublées de son propre aplomb, un passage assez délicat. C’est celui où, après avoir dit à sa chère amie : « Vous êtes ma femme ; vous étiez la mère de ma fille, » il ajoute : « Embrassez-la tendrement, et faites-lui comprendre, si vous pouvez, la cause de votre joie[4]. » Ce « si vous pouvez » est charmant. Il s’agit de sa fille, et, pour la première fois, ce qu’il y eut d’irrégulier dans l’union dont elle est née lui apparaît. Il sent enfin, lui, l’homme du bruit, la nécessité des réticences, et il désire qu’on s’y soumette. La tendresse paternelle qui fut, d’ailleurs, une de ses vertus, et, vers la fin, sa dernière force, car il ne lutta jusqu’au bout que pour sauver l’héritage de son Eugénie, le ramène à un vrai sentiment. L’esprit et l’effet cessent, ce qui ne lui est pas assez ordinaire, de primer en lui l’honnêteté. Mirabeau, qu’il aura bientôt pour redoutable adversaire, ne le rangerait plus, cette fois, parmi « ceux qui pour tout sens moral ont de la vanité. »

Le départ, qui avait servi de prétexte à cette lettre, datée d’avril 1786, était pour Kehl, où, depuis sept ans déjà, Beaumarchais prenant contre la censure française une « précaution » qui n’avait rien « d’inutile, » achevait sur terre allemande cette grande entreprise dont nous avons déjà parlé, une des plus colossales de notre littérature : il faisait imprimer une édition complète des œuvres de Voltaire. Dès le mois de février 1779, c’est-à-dire moins d’un an après la mort du grand écrivain, et lorsque l’émotion n’en était pas encore calmée à Paris, il avait mis en train cette énorme affaire. Rien n’y serait, suivant lui, trop excellent ; c’est pour cette chose considérable, où l’art, le goût, l’esprit avaient ensemble tant d’intérêts, qu’il écrivait à l’un de ses agents : « la frayeur du médiocre empoisonne ma vie[5]. » Tout d’abord il avait acquis de Panckoucke, à qui la même idée était venue, et qui, « à la veille de faillir[6], » n’avait pas été fâché de s’en décharger pour

  1. T. XXI, p. 56.
  2. Édit. J. Taschereau, t. XIII, p. 113.
  3. T. XXXII, p. 104-106.
  4. De tous les biographes de Beaumarchais, M. de Marescot est le seul qui, dans sa notice (p. xxxii) ait indiqué cette lettre.
  5. Lettre citée par M. de Loménie, t. II, p. 226.
  6. Mémoires secrets, t. XIV, p. 310.