Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/540

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fait connaissance avec elle, sous les heureux auspices d’une bonne lettre de cachet ! Il sourit, il y consentit. Quel inconvénient y avait-il ?

Ô public ! public de Paris ! Une femme plaignante en justice contre un mari qui la tourmente trouve toujours un défenseur ; et vous vous étonnez qu’une malheureuse victime, enfermée sans information, par une lettre de cachet surprise, exécutée si lâchement, ait rencontré des protecteurs pour solliciter les ministres ! Dans quel siècle vivons-nous donc ? Quel d’entre vous, trahi, surpris, et subitement renfermé, jetant ses bras meurtris à travers les grilles de fer, ne regarderait pas comme un dieu le passant que ses cris pourraient armer en sa faveur ? N’avez-vous vu jamais un infortuné qu’on délivre ? La terre n’est pas assez bas, sa tête jamais assez courbée, ses genoux pas assez flexibles au gré de sa reconnaissance : je l’ai vu, je l’ai vu, et surtout cette fois, quand j’ai porté dans la prison la lettre de sa délivrance à l’infortunée étrangère.

Figurez-vous une jeune femme, prisonnière au mois de décembre, et n’ayant pour tout vêtement qu’un mauvais manteau de lit d’été, pâle, troublée, enceinte et belle ! ah ! enceinte surtout et près d’accoucher ! Je ne sais pas comment les autres hommes s’affectent ; mais pour moi, je n’ai jamais vu de jeune femme enceinte, avec cet air doux et souffrant qui la rend si intéressante, sans éprouver un mouvement qui jette mon âme à sa rencontre : jugez quand elle est renfermée ! Ah ! si c’était ici le lieu de raconter, je dirais comment une fois j’ai manqué d’assommer un homme qui battait une femme enceinte. Le peuple criait : C’est sa femme ! — Et qu’importe, amis ? elle est grosse. J’étais furieux ; je rouais de coups le brutal qui l’avait battue, en criant toujours : Elle est grosse ! J’avais l’éloquence du moment ; ils me comprirent à la fin, et se rangèrent de mon parti. Ces gens-là, c’étaient des Français !

Rentrons dans la maison de force, où notre infortunée m’attend. Quand elle paraît au guichet où je l’attendais moi troisième, elle s’écrie avec transport : « Ah ! si l’on ne m’a pas trompée, je vois M. de Beaumarchais ! — Oui, madame ; c’est lui que le hasard rend assez heureux pour contribuer à vous tirer d’ici. » Elle est à mes genoux, sanglote, lève les bras au ciel : C’est vous, c’est vous, monsieur ! tombe à terre, et se trouve mal ; et moi, presque aussi troublé qu’elle, à peine pouvais-je aider à lui donner quelques secours, pleurant de compassion, de joie et de douleur. Je l’ai vu ce tableau, j’en étais, j’en étais moi-même ; il ne sortira pas de ma mémoire. Je lui disais, en la remettant au médecin qui devait l’accoucher, à qui le magistrat la confiait : « Ce service, madame, n’a pas le mérite de vous être même personnel : ah ! je ne vous connaissais pas ; mais, à l’aspect de votre reconnaissance, je jure que jamais un malheureux ne m’implorera en vain dans des circonstances pareilles ! »

J’ai dit comment la chose se passa. Je la quittai, content de moi : ne me doutant pas, je vous jure, que, six ans après cette époque, un magistrat qui n’avait fait que nous céder, au mari le bonheur de faire enfermer sa victime, à nous celui de la rendre au droit de se pourvoir devant les tribunaux contre lui, se trouverait impliqué dans une horreur aussi gratuite ; qu’on jetterait dans Paris un libelle atroce où vingt personnes seraient dénigrées ; qu’à l’instant j’entendrais des cris, que je verrais des yeux braqués sur moi comme des pièces de canon ; que l’on verrait surtout des dames bien faiblettes, oubliant leur âge et leur sexe, abandonner leur propre cause, se chagriner pour le mari, pleurer, hélas ! sur ce pauvre Holopherne ! Et moi, qui suis tout aussi faible qu’elles, mais qui choisis mieux mes objets, si ce récit ne peut leur ôter de l’idée que je suis un homme méchant, je les supplie de m’accorder au moins que je suis le meilleur des méchants hommes.

— Mais vous étiez suspect ; on vous taxe partout d’avoir aimé les femmes ! — Eh ! pourquoi rougirais-je de les avoir aimées ? Je les chéris encore. Je les aimais jadis pour moi, pour leur délicieux commerce ; je les aime aujourd’hui pour elles, par une juste reconnaissance. Des hommes affreux ont bien troublé ma vie ! quelques bons cœurs de femmes en ont fait les délices. Et je serais ingrat au point de refuser, dans ma vieillesse, mes secours à ce sexe aimé qui rendit ma jeunesse heureuse ! Jamais une femme ne pleure, que je n’aie le cœur serré. Elles sont, hélas ! si maltraitées et par les lois et par les hommes ! J’ai une fille qui m’est bien chère ; elle deviendra femme un jour ; mais puissé-je à l’instant mourir, si elle ne doit pas être heureuse ! Oui, je sens que j’étoufferais l’homme qui la rendrait infortunée ! Je verse ici mon cœur sur le papier.

Une réflexion, et j’ai fini.

Si cette Justice éternelle qui veille au bien en laissant faire le mal n’eût pas permis, sans que je m’en doutasse, qu’on laissât dans mes mains ces précieux moyens de défense, dont je ne me souvenais non plus que de mon premier rudiment, je serais un monstre aujourd’hui ! Cent pages de discours ne m’auraient pas lavé de la bonne action qu’ils attestent. Grand Dieu, quelle est ma destinée ! Je n’ai jamais rien fait de bien qui ne m’ait causé des angoisses ! et je ne dois tous mes succès, le dirai-je ?… qu’à des sottises !

Signé Caron de Beaumarchais.
Guébert, procureur.


Ma seconde partie paraîtra quand l’information sera finie. Je ne laisserai rien en arrière, j’ai besoin de me reposer, non dans l’inaction, je ne le