Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/556

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celui d’immenses fournitures auxquelles la France ne peut jamais être obligée, quoique par politique elle y prît un grand intérêt ? Ils me font faire l’ineptie de demander à mon pays, qui ne me doit rien, de me payer ce qu’un autre peuple me doit, parce que ce peuple est en retard avec moi, et peut-être a les plus grands torts, dont il n’est pas temps de parler ; et cela sous la condition de prendre l’intérêt de Guillaume Kornman dans l’entreprise des Quinze-Vingts ! On n’a jamais cumulé tant de fausseté, d’ignorance et de bêtise en aussi peu de lignes, surtout les supposant sorties de la bouche d’un homme du rang, du caractère et de la véracité de M. le cardinal de Rohan.

C’est ainsi cependant qu’ont partout raisonné l’honnête Guillaume Kornman et cet homme nouveau, qui, de garçon magnétiseur, qui, de précepteur au baquet, s’était fait précepteur des enfants Kornman, en attendant qu’il se donnât pour le précepteur du public, et s’arrogeât indécemment l’honneur de nous avoir rendu nos magistrats, en forçant la main du monarque ! Sa puérile vanité a, dit-on, quelque chose de risible : cela peut être, mais moi je ne l’ai jamais vu.

Ils m’avaient outragé pour un service rendu, malgré mes répugnances, à la dame Kornman : il était conséquent à leurs dignes principes qu’ils m’outrageassent encore pour un service rendu, malgré mes répugnances, à l’affaire des Quinze-Vingts, à M. le cardinal, à Mgr le duc de Chartres, et à tous les intéressés.

troisième imputation calomnieuse
dont je dois me justifier
Les plans de conciliation.

Je me suis, dit-on, opposé par toutes sortes de moyens au rapprochement douloureux de cette femme infortunée avec un avide mari.

J’ai dit, j’ai imprimé, ma religion est que, « lorsqu’une pauvre femme a épousé un méchant homme, sa place est d’être malheureuse auprès de lui, comme le sort d’un homme est de rester aveugle quand on lui a crevé les yeux. »

Ce principe, d’où dérive le bon ordre dans les familles ; qui maintient la décence publique, propre seule à couvrir les fautes particulières ; ce principe a servi de base à ma conduite en cette affaire.

Une avide cupidité avait fait exposer la sagesse et les mœurs d’une jeune femme par le mari qui dut les protéger. Le scandale public de la détention avait suivi, sans intervalle, le renversement de l’espoir d’une caisse que la disgrâce d’un ministre venait d’ôter à ce mari.

Ce n’était pas assez pour moi d’avoir rendu l’infortunée à la liberté que tout être doit avoir d’invoquer les tribunaux quand son honneur ou ses intérêts sont blessés : la voyant sans cesse affligée d’être privée de ses enfants, j’établissais et je fondais sur sa sensibilité même la nécessité d’une réconciliation entre elle et son cruel mari. « Que voulez-vous, disais-je, que pensent un jour vos enfants, s’ils doivent partager leur respect entre des parents séparés ? Ils rougiront bientôt ou pour l’un ou pour l’autre, et peut-être de tous les deux ! — Je serai malheureuse ! — Il faut l’être. Sous cette forme, au moins, vous serez plainte et respectée ; et sous celle où vous gémissez, vous êtes outragée, sans être moins souffrante… »

J’étais bien loin d’imaginer alors qu’un jour un père sans pudeur amènerait à l’audience la fille de cette dame, âgée de treize années, son fils âgé de neuf à dix, pour entendre vomir contre leur mère des atrocités supposées. Si tout le public indigné ne venait pas d’être témoin de cette horreur gratuite, ils publieraient que je les calomnie ! Que peut-il résulter, pour ces enfants infortunés, d’une démarche aussi coupable ? D’être bien convaincus que leur mère est déshonorée, ou que leur père est un infâme. Et ces gens-là invoquent la pitié !

J’avais donc insisté sur ce que la malheureuse femme sacrifiât ses ressentiments d’épouse à sa sensibilité maternelle.

Très-disposée à suivre cet avis, la dame Kornman avait soin de m’avertir de toutes les lueurs de rapprochement qu’on faisait paraître à ses yeux. Aussitôt je m’empressais, je courais, je faisais de vives sollicitations.

Maître Mommet, longtemps notaire des sieurs Kornman et le mien, pardon ! je vous ai fait assigner à déposer devant justice tout ce que vous saviez de ma conduite à cet égard.

Avez-vous dit combien de fois je me suis transporté chez vous pour travailler à ce rapprochement ? les conférences que j’y ai eues avec vous et le frère du mari coupable ? Avez-vous reconnu les billets que vous avez écrits et ceux que vous avez reçus, les démarches que vous avez faites et celles que j’ai faites moi-même ? Avez-vous montré l’acte minuté par vous, accepté de toutes les parties, et qui n’a pas eu l’achèvement des signatures, parce qu’un perfide époux, après avoir joué pendant trois mois M. le cardinal de Rohan, l’abbé Georgel, et moi, et sa femme, et vous-même, et tous ses amis réunis, a fermé sa caisse un matin, s’est enfui, et n’est revenu, sur un arrêt de surséance, que pour tourmenter de nouveau la plus malheureuse des femmes ?

Maître Turpin, avocat aux conseils, et le conseil de ce mari ; vous que j’ai fait assigner aussi, comme tant d’autres honnêtes gens, pour déposer de ma conduite, avez-vous reconnu vos lettres, et certifié l’empressement que j’ai mis à rapprocher ces époux, ce que vos réponses attestent ? avez-vous enfin déclaré que je pris de l’humeur contre vous, croyant que vous nuisiez à ce rapprochement, ce qui prouve combien je m’y intéressais ?