Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/608

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pour la France, ce qui ferait ôter sur-le-champ l’octroi que j’ai pour les acheter, et, dans les bruits de guerre qui courent entre la France et l’empereur, me ferait disgracier et même courir des risques personnels, dans un temps où l’on sait qu’il ne tient qu’à moi d’en céder, à bon prix, une forte partie aux émigrés français, qui en demandent.

Je résistai, je refusai. En s’en allant il dit qu’il m’en ferait presser par des gens très-considérables, parce qu’on lui avait dit que j’étais le seul homme qui pût traiter l’affaire en grand, et qui fût assez patriote pour la faire marcher rondement.

Trois jours après je reçus une petite lettre amicale du ministre Narbonne, que je n’avais point vu depuis qu’il était à la guerre, par laquelle il me priait de passer chez lui, ayant, me disait-il, quelque chose à me communiquer.

M’imaginant qu’il s’agissait de ces deux cent mille fusils je refusai tout net d’aller à l’hôtel de la Guerre, quoique je n’aie pas eu depuis l’occasion de savoir s’il s’agissait ou non de ces fusils.

M. de Narbonne fut remercié ; M. de Graves lui succéda. Les vives sollicitations de mon Flamand recommencèrent. Un homme de mes amis, qui connaissait ce Bruxellois, m’assurant qu’il était un honnête homme, m’invita d’autant plus à ne pas l’éconduire, que si cette forte cargaison d’armes glissait à mon refus aux ennemis de la patrie, et que l’on vînt à le savoir, on me ferait passer pour un très-mauvais citoyen. Cette réflexion m’ébranla. Il m’amena le Brabançon, à qui je dis :

Avant de prendre aucun parti, puis-je obtenir de vous deux choses avec franchise : la preuve, au gré d’un homme de loi, que les armes sont bien à vous ; et l’engagement solennel, sous les peines pécuniaires les plus considérables, qu’aucune de ces armes ne sera jamais détournée au profit de nos ennemis, quelque prix que l’on vous en offre : — Oui, monsieur, dit-il à l’instant, si vous vous engagez à me les prendre toutes pour la France.

Je dois la justice à cet homme, qui est un libraire de Bruxelles, avec qui, dans l’immense affaire du Voltaire, mon imprimeur de Kehl avait eu des relations, qu’il me donna sans hésiter la preuve que je lui demandais et l’assurance que j’exigeais.

Eh bien ! lui dis-je, renoncez donc à toutes les propositions qu’émigrés ou ennemis peuvent faire ; et moi, en attendant que j’en puisse conférer avec M. de Graves, je les arrête sans les acheter, vous promettant un dédommagement si quelque obstacle empêche de conclure. Combien voulez-vous de vos armes ?

Si vous les prenez toutes en bloc, dit-il, et telles que je les ai achetées, vous chargeant de payer les réparations, tous les frais de magasinage, de fret, de droits, de tous voyages, etc., vous les aurez pour cinq florins. — Je ne veux pas, lui dis-je, acheter vos fusils en bloc, parce que je ne puis les vendre ou les placer en bloc moi-même. Il nous faut, au contraire, un choix de bonnes armes. — En ce cas, me dit-il, vous les payerez donc plus cher, car il faut que celles que je vends me payent celles qui me resteront, avec mon bénéfice sur toutes : car j’ai beaucoup perdu, monsieur.

— Je ne veux les payer ni plus cher ni moins cher, lui dis-je : en affaires, autant que je puis, j’amalgame toujours avec mon intérêt l’intérêt de ceux que j’emploie. Voici quelle pourra être ma proposition : Si j’achète, je couvrirai noblement et très-net toutes les dépenses déjà faites, les primes dues ou bien payées, ce qu’il faut même pour désintéresser les personnes qui vous font offre ; s’il y a quelque chose d’entamé, tous les frais à venir éventuels ou fixés, de quelque nature qu’ils soient, ou publics ou secrets, pour marcher à la réussite. Puis, divisant les bénéfices en trois parties, deux seront partagées entre nous par égale portion : l’une payera vos soins dans l’étranger ; et l’autre, mes travaux en France ; la troisième part tiendra lieu des avances, des risques, de l’argent gaspillé, des justes récompenses que je devrai donner à tous ceux qui concourront au plus grand succès d’une affaire qui me touche beaucoup plus par son utilité patriotique que par le bénéfice qu’elle peut procurer, et dont je n’ai aucun besoin.

Alors je lui montrai le projet d’acte, qu’il accepta dans son entier, et qui depuis fut notarié, sans qu’on y changeât un seul mot.

Lisez-le donc, Lecointre, avant d’entrer dans les détails qui concernent M. de Graves, et que sa lecture détruise toutes ces lâches imputations que j’aie jamais voulu disposer de ces armes, ni moi ni mon vendeur, pour les ennemis de l’État ; et, lorsque vous l’aurez bien lu, nous traiterons en nobles négociants la question de savoir si j’ai pillé ou voulu piller mon pays.

Maintenant, Lecointre, si vous l’avez bien étudié, n’êtes-vous pas un peu surpris d’y voir qu’au lieu d’avoir payé ces fusils-là six francs (comme vous l’avez affirmé sans le savoir et sur la foi d’autrui), je m’oblige au contraire de payer à mon vendeur, ou en son acquit, tous les fusils aux prix d’acquisition, et de l’acquitter de toutes choses ; de lui payer en outre tous les frais de transport et tous les autres frais : tous les frais de réparations, magasinage, caissons et autres, etc., de quelque nature qu’ils soient, sauf à trouver après, comme je pourrai, sur la partie triée vendue, le bénéfice légitime à faire sur le bloc acheté, dont une partie inconnue peut rester et être perdue ?

N’y a-t-il pas aussi quelque légère contradiction entre votre rapport si dénonciateur, et ces mots-là de mon traité d’acquisition des armes : « M. de Beaumarchais, qui se charge de ne vendre et céder lesdites armes qu’au gouvernement fran-