Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/609

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çais, et pour le service de la nation dans le maintien de sa liberté, aura seul le droit de conclure, etc. ? » De sorte que, si j’avais été assez malavisé pour vouloir vendre ces armes à d’autres qu’aux Français, en relevant chez le notaire cet acte si patriotique, et surtout si obligatoire, on aurait pu se croire en droit de me donner pour traître à la patrie, et de me faire subir en conséquence tous les tourments que j’ai soufferts pour avoir été, malgré tous (comme on ne le verra que trop), presque le seul bon patriote de l’affaire de ces fusils.

Et dans un autre article, Lecointre, n’êtes-vous pas encore un peu fâché contre vous-même quand vous voyez ces mots (c’est le sieur la Hogue, mon vendeur, que j’y fais parler) : « Et il s’interdit, sous la peine de perdre son intérêt entier dans les bénéfices de l’affaire, de vendre et livrer un seul fusil ou autres armes pour le service d’aucune autre puissance que pour celui de la nation française, à laquelle M. de Beaumarchais entend consacrer la totalité de ces fournitures ? »

Consolez-vous, Lecointre, des chagrins que vous me causez, car ils vous ont trompé comme dans une forêt.

Et sur la qualité des armes ! « M. de la Hogue se soumet, et prend, envers M. de Beaumarchais, l’engagement de n’acquérir que des armes de bonne qualité, et propres au service militaire, sous peine… » Oh ! la plus forte, etc.

Pouvais-je faire mieux, ne pouvant aller, moi Français patriote, en Brabant, me faire hacher, que de soumettre mon vendeur à la perte totale des choses mal choisies ?

Croyez donc, Lecointre, que le zèle le plus pur peut nous causer souvent bien des regrets, surtout dans des fonctions aussi augustes que les vôtres, quand on ne se met point en garde contre les suggestions des fripons ! Le bon jeune homme du vieux Lamothe-Houdart fut, comme vous, désespéré du soufflet qu’il avait donné à ce vieillard si peu coupable ; et le vieillard lui pardonna.

Maintenant que l’acquisition me paraît assez éclaircie, passons à mon traité avec le ministre de Graves.

Le contrat qui formait l’achat n’était encore que minuté, quand je fus voir M. de Graves : car, si notre nation n’avait pas besoin d’armes, il était inutile que je me donnasse des soins pour lui en procurer autant, et surtout que je prisse un engagement positif avant d’avoir reçu la parole du ministre ; et comme il était clair qu’un si grand parti de fusils ne pouvait convenir qu’à la France ou à ses mortels ennemis, il fallait bien que le ministre me dît très-positivement : J’en veuxJe n’en veux pas, avant de notarier l’acte de mon acquisition ; et qu’il me le dît par écrit, afin qu’en cas de son refus, rompant à l’instant le marché dont je ne voulais que pour nous, et nullement pour le revendre à d’autres, ce qui (pour le dire en passant) est bien plus patriote que négociant cupide ; afin, dis-je, qu’au cas du refus du ministre, je pusse un jour prouver aux malveillants (et l’on voit s’il m’en a manqué) que j’avais fait l’acte d’un zèle pur ; et non, comme on l’a clabaudé cent fois, que « je n’avais acquis ces armes que pour en enrichir nos ennemis à nos dépens, et trahir ainsi mon pays en ayant l’air de vouloir le servir. » C’est ici que les preuves de mon patriotisme abonderont jusqu’à satiété.

M. de Graves (il faut le dire) reçut mon offre en bon citoyen qu’il était. Ah ! dit-il, vous me demandez s’il nous fait faute de ces armes ? Tenez, monsieur, lisez ; voilà pour vingt et un millions de soumissions de fusils, sans que, depuis un an, nous ayons pu en obtenir un seul, soit par la faute des événements, soit par la brouillonnerie ou la mauvaise foi de tous ceux qui traitent avec nous ; et quant à vous, si vous m’en promettez, je compte beaucoup sur les vôtres. Mais seront-ils bons, vos fusils ? — Je ne les ai pas vus, lui dis-je ; j’ai exigé du vendeur, sous des conditions rigoureuses, qu’ils pussent faire un bon service. Ce ne sont point des armes de vos derniers modèles, puisqu’elles ont servi dans les troubles des Pays-Bas : aussi ne vous coûteront-elles pas ce que vous payez pour les neuves. — Combien vous coûtent-elles" ? dit-il. — Je vous jure que je l’ignore, parce qu’étant achetées en bloc, et vous les livrant au triage, il faudra leur donner un prix, non pas en masse, mais à la pièce ; et cela n’est pas facile à faire. Je les ai seulement arrhées. On en demandait cinq florins, si je prenais tout le marché en bloc, me chargeant des frais ultérieurs. Mais moi, je ne veux point de bloc ; je voudrais, au contraire, faire entrer l’intérêt du vendeur dans le nôtre, et qu’il trouvât son plus grand gain dans sa meilleure fourniture. Mais, si j’entends faire un triage, il veut les vendre bien plus cher.

Voilà les modèles, à peu près tels qu’il me les a présentés : soixante mille sont prêts ; en trois ou quatre mois après cette livraison, les deux cent mille arriveront. Et ce n’est point ici une affaire de maquignonnage, c’est un traité de haut commerce que je veux vous faire adopter ; vous prévenant, monsieur, que si je dois passer par vos bureaux, je me retire dans l’instant. D’abord vous les payeriez trop cher, car il faudrait des paragoinfes, et ce serait un tripotage à n’en pouvoir jamais sortir. — Eh bien ! me dit M. de Graves, il ne s’agit plus que du prix. J’en donnerai vingt-deux livres en assignats.

— Monsieur, lui répondis-je, ne me parlez point d’assignats, nous ne pourrions pas nous entendre. S’il s’agissait d’une marchandise de France, l’assignat y ayant un cours forcé comme monnaie, nous saurions ce que nous ferions ; mais cette