Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/750

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ceux du Fier-Rodrigue : et pour le plus haut terme des pertes du fermier nous choisirons le bail courant de David, et le temps actuel de la guerre : c’est traiter la ferme assez favorablement. Mais, au tableau que vous m’avez fait des prétendus gains du commerce, j’aperçois d’avance que vous êtes moins instruit de nos affaires que nous ne voyons clair dans les vôtres, et que vous connaissez bien moins nos pertes que nous ne pouvons prouver vos bénéfices.

Je n’approuve pas plus que vous les petites ruses par lesquelles certains vendeurs américains vous ont frustré des tabacs que vous leur avez payés d’avance.

Mais comme aucun Français, que je sache, n’a obtenu de vous cette faveur, aucun aussi ne doit partager le reproche de ces tours de gibecière, ni d’avoir abusé de vos avances : or c’est des Français seulement que je parle, et pour les Français que je plaiderai.

Je vous demande encore pardon, monsieur, si je ne pense pas comme vous que ce soit le haut prix des denrées d’Europe qui ait fait monter excessivement celles d’Amérique. Selon moi, l’abondance ou la rareté met seule en tout pays de la différence dans le prix des denrées : or l’excessive rareté des envois d’Europe en Virginie n’y a pas rendu le tabac moins commun, au contraire. Ce n’est donc point le prix des marchandises européennes qui a fait monter le tabac à plus de cent livres le quintal : avouons, monsieur, que c’est le discrédit où est tombé le papier-monnaie, seul représentatif des denrées au continent, et l’intermédiaire de tous les marchés de ce pays-là.

Si ce papier-monnaie éprouve un tel discrédit d’opinion, s’il est tellement déprécié par sa vicieuse abondance, que l’on redoute d’en acquérir ou d’en conserver, alors il en faut beaucoup pour représenter peu de denrées ; elles paraissent vendues plus cher, non qu’elles soient montées de prix, mais parce que le signe de la vente ou la matière du payement a baissé de valeur.

Voilà, monsieur, ce qui est arrivé dans le continent, où l’on doit regarder aujourd’hui le papier comme un signe idéal, variable et trompeur ; et s’en tenir uniquement, pour compter avec soi-même, à ce que produisent en Europe les denrées d’Amérique apportées en retour d’une cargaison d’Europe, en y comprenant les frais d’armement, mises hors, assurances, voyages, relâches, désarmements, frais de vente, etc. C’est le seul moyen de connaître le résultat net d’une n Ile opération : tout autre compte est chimérique, un rêve de gens abusés, à qui le réveil est toujours funeste.

Or, à cette manière exacte et sévère de régler les comptes de retour, il s’en faut beaucoup, monsieur, que les négociants français aient du bénéfice, aux prix même où ils vous abandonnent leurs tabacs en France : et cela est si certain, que les propriétaires du tabac arrivé par 'la Pallas, quoiqu’ils aient vendu en Amérique à près de dix pour un, vous ont offert de vous remettre toute leur cargaison de retour pour rien, si vous vouliez les rembourser des frais de celle qu’ils ont portée d’Europe. Il n’y a peut-être pas un négociant français qui n’en fît autant. Si vous ne l’avez pas accepté, c’est que vous savez aussi bien qu’eux qu’ils sont loin de bénéficier sur les retours. On peut espérer des temps moins orageux, mais c’est de celui-ci qu’il s’agit. Dans ces premiers moments d’une alliance aussi disputée, où la guerre et le commerce doivent réunir leurs plus grands efforts, et semer laborieusement pour recueillir en des temps plus heureux, il faut le dire hautement, et mon devoir est de le répéter : tous les capitaux sont tellement compromis dans les spéculations du continent, et le dégoût devient si général en tous nos ports, que personne ne doit plus, ne peut plus, n’ira plus chercher à sa perte du tabac en Amérique, s’il faut encore le tenir en France à la disposition arbitraire et ruineuse du fermier, seul acheteur, seul vendeur, et seul maître, en cette partie.

Alors, par une contradiction exclusivement propre à ce royaume, on pourra voir la sage administration soutenir au loin une guerre dispendieuse, encourager ses armateurs à chercher les ports d’Amérique, employer tous les moyens possibles pour augmenter l’émulation et la prospérité de son commerce ; et dans le même temps, le monopole et la gêne s’établir, arrêter, garrotter les négociants français au retour, et s’armer intérieurement contre la faveur et la liberté que le gouvernement leur avait promises.

C'est ainsi que du tabac arrivé d’Amérique à Bordeaux, n’osant en sortir par mer pour aller à Gênes et Livourne, à cause de l’extrême danger des corsaires, ne peut obtenir aujourd’hui de la ferme une permission de traverser le royaume par le canal de Languedoc pour se rendre à Marseille et passer en Italie, sous prétexte du très-petit danger des versements intérieurs, qu’il lui est si aisé d’empêcher ; mai — en rit’, t pour forcer le propriétaire d’abandonner son tabac à perte aux fermiers du roi. par l’impossibilité reconnue de l’exportation.

C’est ainsi que dans tous les ports de France on a soin de prescrire aux possesseurs de tabac qu’ils aient à prévenir la ferme des offres que les étrangers leur en feront, sous prétexte qu’elle a le droit de préférence e ces mêmes prix ; mais en effet r i étranger de faire aucun

1 certain qu’ils établiraient un prix pour la ferme, et nullement pour eux.

C’est ainsi qu’en tous ces mêmes ports les permissions de sortie se font tellement attendre et sont chargées de tant d’obstacles, que toujours les instants favorables se perdent ; et qu’il faut en venir à céder le tabac au fermier au prix qu’il en