Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/749

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doivent rester chez eux, ne plus aller chercher à grands frais en Amérique du tabac qu’on ne peut vendre en France au seul acheteur, qui s’en pourvoit ailleurs : alors le système politique, absolument fondé sur l’agrandissement et la prospérité du commerce, est détruit. Si le marché n’existe pas, l’espoir et le but de son annonce étant d’alarmer le commerçant pour le forcer, dans sa détresse, à baisser ses prix, à perdre gros sur une denrée qui lui coûte aussi cher, il en résultera le même découragement, le même abandon du commerce, et la destruction aussi certaine du système politique.

Or est-il raisonnable qu’une compagnie puissante, et qui de temps immémorial a le bonheur de décimer en paix au sein de l’État, sur tous les trésors qu’on y amène, écrase et sacrifie à l’intérêt d’un moment les utiles citoyens qui vont chercher au loin ces trésors avec des périls sans nombre ? Est-il juste que ce fermier, qui, sans aucun danger, remet au roi d’une main portion de ce qu’il exige de l’autre, avec des bénéfices immenses, accroisse encore ses gains aux dépens du négociant, qui seul est chargé de rendre à ses périls la vigueur à ce corps d’où le fisc a toujours pompé la substance de ses richesses ? Laissons donc de côté, monsieur, les ruses mercantile ou fiscale, pour traiter simplement la plus importante question qu’on puisse agiter devant les ministres.

Vous avez bien voulu, dans votre lettre, entrer en discussion, et me dire que si les fermiers du roi ont le patriotisme de faire des sacrifices à l’État sur le tabac, le commerce à son tour peut bien se contenter d’un bénéfice de vingt-cinq pour cent sur ses spéculations d’Amérique.

Que parlez-vous, monsieur, de bénéfice et de vingt-cinq pour cent ? Eh ! que vous êtes loin de la question ! L’objet de la justice que je demande à la ferme au nom du commerce n’est pas d’obtenir plus de gain sur les tabacs qu’il importe, mais de ne pas supporter des pertes énormes sur les capitaux qu’il exporte.

Avant que d’agiter la question des sacrifices mutuels, j’ai voulu m’instruire à fond de tout ce qui pouvait me mettre en état de la traiter avec fruit. Ce qui regardait le commerce ne m’embarrassait déjà plus. J’ai eu depuis quatre ans de trop grands motifs de l’étudier, pour me tromper aujourd’hui sur son état en plaidant sa cause. Mais n’ayant pas eu le même intérêt à défricher les sentiers épineux de la ferme générale, il m’a fallu beaucoup travailler, monsieur, depuis votre lettre, pour parvenir à connaître à fond les vraies dépenses des fermiers du roi pour le tabac, les frais d’achat, de transport, de fabrication, de régie, de manutention, de surveillance, etc., que cette denrée exige.

J’ai dû savoir quelle était, avant la guerre, la différence du prix d’achat entre les tabacs étrangers et ceux du cru du royaume hors la ferme ; ce qui résultait pour les uns et les autres d’un impôt de trente sous par livre assis (aux termes de l’édit de 1749) sur les tabacs étrangers seulement, puis étendu bientôt par convenance tacite sur la totalité de la vente au public, sous prétexte qu’il n’y avait plus de tabacs intérieurs, quoiqu’on eût eu grand soin d’en augmenter la culture.

J’ai dû m’instruire à quoi s’élevaient la consommation totale de cette denrée en France, le prix du bail au roi, celui de la vente au public ; le produit net des tabacs du Brésil ; celui des taxes sur les tabacs et sons d’Espagne, et de la différence de leur poids ; celui du double emploi sur les ficelages (aux termes de l’arrêt du conseil de 1730) ; celui du fort-denier abandonné aux débitants ; ce qu’il sortait de tout cela en pertes ou bénéfices pour la ferme avant l’augmentation du prix du tabac continental, causée par la guerre ; enfin la comparaison des anciens bénéfices avec le gain actuel, en faisant entrer dans celui-ci la diminution des contrebandes, occasionnée par la rareté de la denrée ; les bénéfices des nouveaux marchés des côtes de feuille qu’on brûlait, et qu’on ne brûle plus ; la livraison du tabac aux distributeurs faite en poudre, au lieu de la faire en carottes ; les différences données par l’analyse chimique de ces tabacs altérés, avec les excellents tabacs du Maryland et de Virginie, que nous vous proposons ; les plaintes qui s’en élèvent de toutes parts dans le royaume, etc., etc., etc.

En vain dirait-on que, la ferme ayant un marché fait avec le roi, nul ne peut y porter atteinte aussi longtemps qu’il subsiste. Ce n’est point à ce marché que je réponds ; c’est à votre lettre, monsieur, où vous voulez bien me dire que tout le poids du sacrifice de l’encouragement ne doit pas tomber sur le fermier acheteur, et que si le patriotisme veut qu’il paye plus cher, il n’exige pas que le négociant vendeur fasse des bénéfices trop considérables.

D’après votre lettre et mes travaux, monsieur, tenant comme vous pour principe certain que celui des deux qui gagne le plus entre le négociant et le fermier doit en effet offrir un sacrifice honorable à son pays, je me crois en état d’éclaircir la question au gré des connaisseurs.

Nous n’épuiserons point les lieux communs de ces reproches éternels qui, toujours trop généralisés, ne portent sur aucun objet fixe, et sont facilement éludés par les défenseurs de chaque ordre. Réduisant la question à des faits très-exacts, nous prendrons, si vous voulez, pour exemple des gains excessifs du commerce l’expédition du Fier-Rodrigue, dont la cargaison a été vendue à quatre cents pour cent de bénéfice en Virginie ; ou celle de la Pallas, qui a été vendue en North-Caroline de huit à neuf pour un, mais dont les tabacs en retour ont été achetés à un prix beaucoup plus fort que