Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/764

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ces deux objets capitaux, qui font la base de la spéculation.

Et si la compagnie a jugé le succès du premier établissement assez démontré pour qu’elle se décidât à entreprendre ceux de l’autre bord de la rivière, comme elle a formé elle-même les lois de son entreprise, qu’elle en est législatrice et propriétaire, quel auteur de brochure pourrait lui contester le droit, en assemblée générale, de changer ou de modifier ces lois selon l’exigence des cas, et comme elle le juge à propos ?

Quittons la trace de l’auteur, laissons-le s’égarer seul et perdre de vue son objet ; car ce n’est plus sans doute aux commissaires du roi qu’il destine en forme d’instructions (pag. 6, 7, 8, 9 et 10) ses diatribes contre l’erreur, l’intrigue et la charlatanerie qui, dit-il, ont succédé à la première opinion que les gens sages et les bons citoyens avaient conçue de l’affaire des eaux ; et ses reproches d'agiotage à MM. Perrier, qu’il n’a l’air d’excuser que pour les montrer plus coupables ; et les reproches plus sévères qu'il adresse à la compagnie pour avoir modifié dans une assemblée générale ce qu’elle avait réglé dans une autre ; et sa mercuriale un peu leste aux administrateurs des Invalides et de l’École militaire, qui se prêtent, dit-il, aux vues intéressées d’une compagnie d’agioteurs, pour lui payer trop cher la même eau qu’ils obtiennent presque sans dépense chez eux ; et son calcul fautif sur la cherté des abonnements, la consommation des charbons ; et ce doute odieux jeté sur la bonté des eaux par les machines à feu ; et ce soin obligeant de prémunir la ville contre les traités insidieux que peut lui proposer la compagnie des eaux : tout cela s’adresse-t-il aux commissaires du roi ? Comment des marchés trop avantageux pour la compagnie, l’insalubrité de ses eaux, le surhaussement de la vente, seraient-ils des considérations à présenter aux commissaires pour obtenir la résiliation d'engagements relatifs aux actions des eaux, ou pour en opérer la baisse ? En supposant ces reproches fondés, ils seraient autant de motifs pour en soutenir le haut prix. On sait bien que les gens adroits qui livrent de mauvaise marchandise avec le privilége de la vendre cher au public ne font que de bonnes affaires. En pareil cas, ce qui détruit l’estime augmente la sécurité ; les usuriers font rarement banqueroute. On peut donc supposer, sans offenser l’auteur, qu’indépendamment du projet de faire tomber le prix des actions pour servir ses amis les joueurs, d’autres motifs de haine contre cette entreprise ont dicté la plupart de ses observations.

Mais laissons là les aperçus, tant ceux de l’auteur que les nôtres. Donnons les calculs positifs de nos travaux et de nos espérances.

La compagnie des eaux, qui ne force personne à s’abonner chez elle, a déjà posé quatre mille huit cent soixante toises de conduites principales en fer, et douze mille toises de conduites en bois ; elle a fondé soixante-dix-huit bouches d’eau pour laver les rues, quinze tuyaux de secours gratuits pour les incendies, et six fontaines de distribution : tel est son véritable état relativement au public.

L’eau coûte, à celui qui s’abonne pour un muid d’eau par jour, cinquante francs une fois payé, pour indemniser la compagnie de la pose du tuyau qui passe devant la maison du preneur ; plus, cinquante francs par an, pour la valeur de l’eau. Il convient d’ajouter sans doute au prix de l’abonnement l’intérêt des cinquante livres de la pose ; et comme la compagnie se fait payer l’année d'abonnement d’avance, il faut encore porter l’intérêt de cinquante francs annuels pendant six mois, ce qui compose en tout cinquante-trois livres quinze sous par muid. À l’égard de la dépense des réservoirs et des tuyaux de distribution dans l’intérieur des maisons, elle varie suivant le local et la volonté des particuliers ; plusieurs des abonnés n'ont dépensé que trente francs ; ils ont pris un tonneau pour réservoir, et l’ont placé près de la rue, pour épargner la longueur du tuyau de plomb qui conduit l’eau chez eux.

Lorsque la compagnie reçoit un abonnement d’un muid, indépendamment des cinquante francs qu’elle touche pour la pose des tuyaux de bois, elle partage au bout de l’année, en défalquant les frais annuels, un dividende de cinquante-trois livres quinze sous ; elle acquiert donc cinquante-trois livres quinze sous de rente, qui représentent mille soixante-quinze livres dans son actif. Le produit d’une année s’ajoute à celui de la précédente, ainsi des autres pour la suite. Voilà le fonds de l’entreprise.

Mais quand toutes les maisons de Paris seront fournies d’eau nécessaire, est-il déraisonnable de penser que, de nouveaux besoins croissant avec la facilité de les satisfaire, avec le temps, avec le bon marché, l’usage des bains deviendra plus fréquent ; qu’on multipliera les lavages ; que les boulangers se lasseront de faire le pain à l’eau de puits, presque toujours empoisonnée par l’infiltration des latrines ; qu’on sentira la différence extrême d’abreuver ses chevaux d’eau de rivière, à ces eaux crues, séléniteuses, qui les accablent de coliques et les font périr presque tous ? enfin, que l’eau deviendra pour les gens riches un objet d’aisance, de luxe et de plaisir, comme l’étendue des logements, le chauffage, les voitures ; et que les particuliers qui d’abord ont souscrit pour une quantité d’eau bien stricte en voudront bientôt davantage ?

Lorsque, dans le siècle dernier, une compagnie exclusive s’établit pour couler des glaces, chacun avait un petit miroir bien chétif et bien cher, dont alors on se contentait. L’entreprise fut critiquée ; en acquérant dans l’origine ses actions au prix de mille ëcus, prévoyait-on qu’un jour on les