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LES BOTTES DE SEPT LIEUES

PARADE EN UN ACTE [1]

PERSONNAGES

CASSANDRE, père d’Isabelle.

ISABELLE, fille de Cassandre, amoureuse de Léandre.

LÉANDRE, amant d’Isabelle.

GILLES, valet de Cassandre.

ARLEQUIN. valet de Léandre.

La scène est proche de Montfaucon, vis-à-vis la maison de M. Cassandre.

ANNONCES

ARLEQUIN ET GILLES, sortant de deux coulisses opposées, crient ensemble

Les bottes de sept lieues, Messieurs, Mesdames, les bottes de sept lieues ! Allons vite, z’il n’y a pas de temps t’a perdre, et nous vont commencer drès toute à c’te heure.

GILLES.

C’est z’ici que l’on voit cette fameuse paire de fées, ces fameuses bottes du fameux Petit Poucet, que la fameuse histoire, composée par ce fameux monsieur Perrault, z’a rendues si fameuses dans tout le fameux univers du monde entier, par la fameuse et unique vertu z’entr’autres de s’agrandir et s’apetisser suivant la jambe plus ou moins fameuse de celui qui les chausse : vertu malheureusement z’inconnue, Messieurs, de toutes les plus fameuses fées passées, présentes et à venir.

ARLEQUIN.

Le titre z’est d’une singulière singularité, Messieurs et dames ; mais la chose l’est z’encore davantage. Ainsi n’allez pas, suivant la mode, juger de l’homme par l’habit, z’et de la pièce par l’étriquette du sac, prendre not’parade pour quelqu’à


propos de bottes. C’est du tâtez-y, Messieurs, c’est du tâtez-y. Ne vous amusez point plus longtemps avec ces dames ; prenez vos billets et entrez dedans.

GILLES.

Vous allez voir paraître, Messieurs, Mesdames, cette fameuse Isabelle sans pareille, cette actrice t’inimitable qui joue la comédie comme ceux qui l’ont z’inventée z’en personnes naturelles.

ARLEQUIN.

D’autres que nous, Messieurs, vous crieraient z’à tue-tête que tous les princes et seigneurs d’Allemagne, d’Italie, de Danemark, d’Espagne, d’Angleterre, de Russie, de Maroc, d’Hollande, d’Égypte, de Portugal, de la Chine, de la Cochinchine, l’ont vue z’et revue ; mais nous ne sont pas de ces charlatans, Messieurs, et de ces aboyeux de foire qui ont besoin de parer leur marchandise, t’et nous pouvons nous vanter sans risque que chez notre Zirsabelle la viande prie les gens.

GILLES.

Nous conviendrons t’a la vérité, Messieurs, que cette z’incomparable Zirsabelle, t’avant que de venir en France, a été z’effectivement en Perse, z’en Suède t’et même z’en Bavière ; mais là comme z’ici elle ne s’est exercée que dans les sociétés particulières, et n’a jamais mis le pied sur z’aucun théâtre publique, non, Messieurs, t’et personne, mort z’ou vif, ne peut se vanter de l’y avoir vu mettre ni à Paris, ni en province, ni dans les pays étrangers tant que deçà que delà des mers.

SCÈNE I

ISABELLE, seule.

Je souhaite de tout mon cœur que mon ch’père z’ait ses affaires t’en aussi bon état qu’il veut nous le faire z’accroire ; mais en tout cas t’il faut qu’elles le tracassent furieusement, pour l’avoir t’obligé de sortir de si bon matin z’avec notre valet Gilles.

Les bonnes gens, me croyant z’apparemment

  1. Cette parade, un peu moins épicée que celle de Jean Bête, et que nous avons, par conséquent, pu donner plus complète, est, comme elle, curieuse à étudier, pour qui veut connaître un peu certaines origines de l’esprit de Beaumarchais, et comprendre les échappées de verve paradiste qu’il s’était permises jusque dans le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, et qui auraient été dites à la scène si les comédiens, notamment Préville et Dazincourt, ne s’y fussent opposés aux dernières répétitions. Cette phrase que disait Figaro au Docteur, dans le premier acte du Mariage : « Bonjour, cher docteur de mon cœur, de mon âme et autres viscères » ; cette autre à Basile, que Dazincourt eut tant de peine à lui faire supprimer : « Si vous faites mine seulement d’approximer madame, la première dent qui vous tombera sera la mâchoire, et, voyez-vous mon poing fermé, voilà le dentiste » ; enfin cette autre encore dont lui fit reproche la Correspondance secrète, t. XIV, p. 394, où, après que Figaro avait dit : « Je voudrais être César », Suzanne répondait : « Et moi, j’aimerais mieux être Pompée… » ; tout cela sentait la parade. Il n’était donc pas inutile de faire voir par quelles farces de son premier temps Beaumarchais s’en était donné l’esprit, à tel point que, même pour ses pièces les plus sérieuses, il ne pouvait plus s’en défaire. Ed. F.