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POLITIQUE ET ÉCONOMIE POLITIQUE

MÉMOIRE SUR L’ESPAGNE’

(1764)

Si, au sortir d’une éducation cultivée et d’une jeunesse laborieuse, mes parents eussent pu me laisser une entière liberté sur le choix d’un état, mon invincible curiosité, mou goût dominant pour l’étude des hommes et des grands intérêts, mon désir insatiable d’apprendre des choses nouvelles et de combiner de nouveaux rapports m’auraient jeté dans la politique. Si, approuvant ma destination, ces mêmes parents eussent été à même de me choisir un patron pour marcher sous ses yeux dans cette carrière, j’aurais désiré de rencontrer en lui un ministre aussi plein de génie qu’aimable et accessible. Mais j’aurais voulu qu’il fût si grand seigneur lui-même, et tellement comblé des grâces de son maître, qu’on ne pût jamais le soupçonner de tenir au ministère que par le noble desir de le remplir dignement, et d’être couché sur la liste des grands hommes. Et enfin, si j’eusse été bien conseillé, j’aurais préféré de commencer mes études et mes courses par l’Espagne, afin que la rudesse de l’apprentissage me rompît au train des affaires en moins de temps.

Le hasard m’a mieux servi que n’aurait pu faire toute la prudence humaine. Je suis libre et garçon. M. le duc de Choiseul est à la tête du ministère de France. Je suis arrêté forcément en Espagne : qui m’empêche de me placer moi-même, comme il serait arrivé si j’avais présidé à l’assemblage de toutes ces circonstances favorables ? Commençons. Les intérêts que j’avais à démêler en Espagne étant de nature à exiger plus de courses et de sollicitations que de travail d’esprit, je me suis cher

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ché un objet d’émulation qui fit diversion à tout l’ennui d’un voyage pénible et d’un séjour forcé dans le plus ingrat pays de l’univers. L’intérieur de l’Espagne, trop longtemps négligé par les étrangers, est devenu, depuis l’importante opération du pacte de famille, un objet intéressant à bien connaître pour les Français. La liaison naturelle des deux souverains n’ayant pas encore entraîné celle des peuples, qui se connaissent à peine, ainsi que leurs ressources respectives, c’est à la nation la plus active qu’il convient d’étudier l’autre, et de tirer un grand parti de ses observations.

Cette idée a fait naître en moi celle de devenir observateur ; je ne sais si je me suis trompé sur la définition de la science qu’on nomme politique, mais je l’ai envisagée sous ces deux points de vue : politique nationale et politique de cabinet ; et c’est la marche que j’ai suivie dans mes observations.

1o J’ai cru qu’un observateur national devait connaître à fond le génie du peuple pris en général, qui influe toujours plus qu’on ne croit dans les affaires publiques : les moyens du gouvernement, tant en guerre qu’en finance, d’où découlent les propositions ou demandes que nous pourrions avoir à lui faire ; les ressources du commerce intérieur et extérieur, d’après lesquelles nos avantages sur lui doivent se combiner ; les forces effectives de la marine, dont la nôtre doit recevoir de la consistance, et nos colonies peuvent tirer une grande utilité en cas d’association ; les productions naturelles du pays, différentes ou semblables aux nôtres, branche qui porte celle des manufactures, et qui, eu total, peut être la source d’un commerce d’utilité réciproque entre deux nations alliées, mais qui tourne toujours au profit de celle qui a le mieux senti cette utilité.

2o J’ai cru qu’un observateur de cabinet devait s’unir d’intérêt avec le ministre qui l’emploie ou pour lequel il travaille d’office, et dire : la politique du cabinet se réduit à deux points généraux : barrer ses ennemis, et dominer ses alliés ; l’étude du premier appartient à celui qui observe une nation rivale ; le second est l’emploi de celui qui réside chez un peuple uni politiquement avec nous. J’ai cru surtout que la parfaite connaissance du personnel de tous les gens en place était la première science qu’un observateur de cabinet devait acquérir, car on traite bien moins avec l’état des

  1. Nous l’avons trouvé au tome III dos manuscrits de la Comédie-Française. C’est la pièce la plus curieuse que nous ayons de Beaumarchais diplomate, s’efforçant de passer du rôle de a cassecou politique », comme sou Figaro, à celui d’agent sérieux et reconnu, ce qu’il se croit digne d’être et serait depuis longtemps, si sa naissance ue lui avait été un continuel obstacle. Toute la première partie, très-intéressante comme autobiographie et portrait de lui-même par lui-même, est remplie de ses regrets sur les torts de sou origine. Ce mémoire nous montre de plus, par mainte confidence, que, lorsqu’il alla en Espagne, eu 17G4, c’était bien moins pouravoir raison de Clavijo, le séducteur de sa sœur, que pour s’y acquitter, eu vue au reste de nos intérêts et de notre influence sur l’Espagne, de missions plus ou moins cachées et plus ou moins avouables, comme celle dont il est question a la fin du mémoire, et qu’il entama de connivence avec uu valet de chambre de la cour d’Espagne. Ed. F.