Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/856

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Art. 3. — Celui qui aperçoit cet étonnant phénomène de l’Espagne est tenté de douter qu’il puisse exister dans un siècle plus éclairé que les siècles d’Auguste, de Léon et de Louis XIV. Lorsqu’il voit un pays qui fournit la laine la plus fine, la soie la plus parfaite, le salpêtre le plus abondant, la meilleure soude, le fer le plus doux, le vin le plus fort, les plus excellents fruits, le plus beau blé, les olives, les citrons, la vigogne, le coton, le chanvre, le poil de chameau et de chèvre, et toutes les matières premières les plus propres aux manufactures ; lorsqu’il voit ce pays habité par une nation spirituelle et agissante, il s’étonne comment ce peuple est obligé de tirer ses étoffes de soie et ses draps de l’étranger ; comment il paye sa poudre à canon plus cher que les autres ; comment il a ses cristaux, ses glaces, ses savons en si petite quantité ; comment il ne fournit pas les autres peuples de ses fers et fers-blancs ; comment il n’inonde pas l’Europe du superflu de ses blés et de ses fruits ; comment il ne fabrique pas les plus belles toiles et mousselines du monde ; comment il ne fait presque aucun usage de ses vins ; comment, habitant une presqu’île immense, il n’a pas même de poisson salé pour sa consommation ; et enfin, comment il n’aperçoit pas que la seule denrée dont il fasse usage dans le commerce, qui est l’or arraché de ses mines d’Amérique, n’est qu’une richesse fictive. En effet, l’or, considéré comme marchandise ou iv, luit en monnaie, n’étant antre chose par lui-même qu’un représentatif général île toutes les denrées, convenu entre les nations policéi qui a le plus de denrées nécessaires a l’autre attire ici essairement a lui cet or, qui eu tenait lieu, et reste riche des dépouilles de celui entre qui il a fail cri échange : carie peuple qui vend à son voisin les denrées de son cru, ne lui portant jamais que le superflu de sa consommation, ne peul pas s’appauvrir dans le commerce, puisqu’il n emploie que la partie de son revenu que l’abondance lui rend inutile ; au lieu que celui qui n’a que île l’argenl a donner en échange contre les objets du premier besoin qui lui manquent entame perpétuellemenl sou capital, et se trouve, au bout de la consommation, sans argent ni denrées. Ces deux peuples sont, au regard l’un de l’autre, comme les plateaux de la balance, dont la puissance de celui qui remporte augmente en raison double île son poids spécifique et de la légi -on voisin.

Art. i. — Mais ce n’est rien d’avoir aperçu le mal, si on ne s’occupe des moyens d’y remédii r ’que beaucoup de 1 — esprits ont déjà traité cette matière : leur sentiment, excellent en bien des parties, quoique défectueux en quelques-unes, loin de détruire le mien, lui servira d’appui. Je conviens avec eux qu’il faudrait rétablir des i turcs de toute espèce en Espagne, construire des chemins pour voiturer commodément les matières premières aux fabriques ; peut-être former des canaux de communication, pour en répandre à peu de frais les produits dans tout pro inces et les amener dans les ports de mer ; .■lever n marine pour les expoi i— r. di — pêcheries pour former des matelots et fournir le paj jures ; mettre plus de perfection dans le premier des arts, l’agriculture ; en un mot, faire une refonte générale de toutes les parties. Mais ce n’est pas en un moment ni par des ordonnances, fussent-elles sages comme celles de Lycurirue. mi inspirées comme celles de.uma, qu’on change les mo ut et les usages d’une nation : un sage gouvernement doit se ni deler sur la nature, qui ne l’ail rien par saccades. Les gens violents nuisent doublement à l’objet qu’on s’est proposé, en ce qu’ils le manquent absolument, et en ce que leurs suites découragent ceux qui se sont trompés de chercher à mieux faire une autre fois.

Art. :  ;. — J’ai cru m’apercevoir que le génie espagnol est fier et jaloux : mais les affections ou, si vous l’aimez mieux, les passions, que la nature place à son gré dans le cœur des hommes ni I nés ni mauvaises en elles : semblables à ces végétaux puissants dont l’habile médecin compose der, médicaments salutaires, et qui tuent entre les mains de l’empirique, ces principes d’activité deviennent des vices ou des vertus, selon qu’on a l’art de les tourner au bien, ou qu’on les abandonne à la pente du mal. C’est ainsi que, jusqu’à présent, la fierté et la jalousie des Espagnols ont toujours nui à leurs entreprises d’agriculture, de fabrique et de commerce, tandis qu’elles pouvaient être appliquées ;  ! •>, ■<■ succès à leur réussite. L’u seul exemple détaché va servir de preuve à ma proposition.

Art. 6. — Toutes les manufactures qu’on cherche à naturaliser en Espagne ont un commencement, un progrès et une chute rapides, parce que les étrangers qu’on est obligé d’appeler pour les établir, ayant de nécessité les premières places et les plus forts appointements, excitent la jalousie des naturels du pays. Ces derniers voudraient apprendre en peu de temps un métier qui est le fruit du travail de toute la vie des autres : ils en attrapent les principes avec assez de sagacité, mais non la perfection de l’art, que la longue habitude peut seule donner ; se croyant bientôt plus habiles que leurs maîtres, ils les négligent, les bravent, les chagrinent, les forcent à s’en retourner, et restent possesseurs des places et des appointements. Mais, par cette conduite maladroite, ils perdent l’émulation que donne l'exemple de la supériorité, ils cessent d’avancer dans leur art, et font des élèves moins habiles qu’eux. La comparaison des mêmes ouvrages fabriqués chez l’étranger dégoûte bientôt le public de leurs travaux, le débit devient plus rare, moins lucratif ; le découragement suit de près, et les impositions, peut-être toujours trop