Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/863

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lequel il y a six rameurs, et parcourant un fleuve rapide qui m’entraîne, la secousse de chaque coup d’aviron imprime à mon corps et surtout à mon bras un mouvement composé qui dérange ma plume, et donnera dans le moment à mon écriture le caractère tremblant et peu assuré que vous allez lui trouver ; car j’ai fait cesser de ramer pour écrire cet exorde, afin que sa dissemblance à ce qui le va suivre puisse vous convaincre que le vice de mon écriture vient d’une cause étrangère, et non d’aucun désordre intérieur causé par mes souffrances. Ceci posé, tâchez de me lire, et tenez-vous bien.

Ma situation me rappelle l’état où se trouva, dans les mêmes lieux, un philosophe dont vous et moi admirons le génie. Descartes raconte que, descendant le Danube dans une barque, et lisant tranquillement assis sur la pointe, il ouït distinctement les mariniers, qui ne supposaient pas qu’il entendît l’allemand, projeter de l’assassiner. Il rassura, dit-il, sa contenance, examina si ses armes étaient en bon état, en un mot fit si bonne mine, que jamais ces gens, dont il suivait tous les mouvements, n’osèrent exécuter leur mauvais dessein.

Moi, qui n’ai pas à un si haut degré de perfection que lui la philosophie du parlage, mais qui me pique aussi de méthode et de courage dans mes actions, je me trouve dans un bateau du Danube, ne pouvant absolument souffrir le mouvement de ma chaise en poste, parce qu’on a osé exécuter hier sur moi ce qu’on n’osa, le siècle passé, entreprendre sur lui.

Hier donc, sur les trois heures après midi, auprès de Neuschtat, à quelque cinq lieues de Nuremberg, passant en chaise, avec un seul postillon et mon domestique anglais, dans une forêt de sapins assez claire, je suis descendu pour satisfaire un besoin, et ma chaise a continué de marcher au pas, comme cela était arrivé toutes les fois que j’étais descendu. Après une courte pause, j’allais me mettre en marche pour la rejoindre, lorsqu’un homme à cheval, me coupant le chemin, saute à terre et vient au-devant de moi. Il me dit quelques mots allemands, que je n’entends point ; mais comme il avait un long couteau ou poignard à la main, j’ai bien jugé qu’il en voulait à ma bourse ou à mes jours. J’ai fouillé dans mon gousset de devant, ce qui lui a fait croire que je l’avais entendu, et qu’il était déjà maître de mon or. Il était seul ; au lieu de ma bourse, j’ai tiré mon pistolet, que je lui ai présenté sans parler, élevant ma canne de l’autre main pour parer un coup, s’il essayait de m’en porter ; puis, reculant contre un gros sapin et le tournant lestement, j’ai mis l’arbre entre lui et moi. Là, ne le craignant plus, j’ai regardé si mon pistolet était amorcé ; cette contenance assurée l’a en effet arrêté tout court. J’avais déjà gagné à reculons un second et un troisième sapin, toujours les tournant à mesure que j’y arrivais, la canne levée d’une main et le pistolet de l’autre, ajusté sur lui. Je faisais une manœuvre assez sûre, et qui bientôt allait me remettre dans ma route, lorsque la voix d’un homme m’a forcé de tourner la tête. C’était un grand coquin en veste bleue sans manches, portant son habit sur son bras, qui accourait vers moi par derrière. Le danger croissant m’a fait me recueillir rapidement. J’ai pensé que, le péril étant plus grand de me laisser prendre par derrière, je devais revenir au-devant de l’arbre et me défaire de l’homme au poignard, pour marcher ensuite à l’autre brigand. Tout cela s’est agité, s’est exécuté comme un éclair. Courant donc au premier voleur jusqu’à la longueur de ma canne, j’ai fait sur lui feu de mon pistolet, qui misérablement n’est point parti, J’étais perdu ; l’homme, sentant son avantage, s’est avancé sur moi. Je parais pourtant de ma canne en reculant à mon arbre, et cherchant mon autre pistolet dans mon gousset gauche, lorsque le second voleur m’ayant joint par derrière, malgré que je fusse adossé au sapin, m’a saisi par une épaule et m’a renversé en arrière. Le premier, alors à portée, m’a frappé de son long couteau de toute sa force au milieu de la poitrine. C’était fait de moi. Mais pour vous donner une juste idée de la combinaison d’incidents à qui je dois, mon ami. la joie de pouvoir encore vous écrire, il faut que vous sachiez que je porte sur ma poitrine une boîte d’or ovale, assez grande et très-plate, en forme de lentille, suspendue à mon cou par une chaînette d’or : boîte que j’ai fait faire à Londres, et renfermant un papier si précieux pour moi, que sans lui je ne voyagerais pas. En passant à Francfort, j’avais fait ajuster à cette boîte un sachet de soie, parce que, quand j’avais fort chaud, si le métal me touchait subitement la peau, cela me saisissait un peu.

Or, par un hasard, ou plutôt par un bonheur qui ne m’abandonne jamais au milieu des plus grands maux, le coup de poignard violemment asséné sur ma poitrine a frappé sur cette boîte, qui est assez large, au moment qu’attiré d’un côté de l’arbre par l’effort du second brigand qui me fit perdre pied, je tombais à la renverse. Tout cela combiné fait qu’au lieu de me crever le cœur, le couteau a glissé sur le métal en coupant Jle sachet, enfonçant la boîte et la sillonnant profondément : puis, m’éraflant la haute poitrine, il m’est venu percer le menton en dessous, et sortir par le bas de ma joue droite. Si j’eusse perdu la tête en cet extrême péril, il est certain, mon ami, que j’aurais aussi perdu la vie. Je ne suis pas mort, ai-je dit en me relevant avec force : et voyant que l’homme qui m’avait frappé était le seul armé, je me suis élancé sur lui comme un tigre, à tous risques ; et, saisissant son poignet, j’ai voulu lui arracher son