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L’EXPIATRICE

se à sa besogne solitaire, babille désormais sans discontinuer, de neuf heures à quatre. Lorsque les mots ne viennent plus, elle chante avec ce qui lui reste de sa voix juste et agréable d’autrefois.

Paule prend d’ailleurs un réel intérêt à lui entendre raconter sa jeunesse vécue tout entière à Hochelaga.

Mariée tard, à un homme dépourvu de santé, mais honnête et pieux, elle avait passé ses années de mariage dans les plus nobles occupations : à se dévouer, d’abord, à son mari, ainsi que l’exigeait le devoir de son état, ensuite à servir Dieu dans la personne des pauvres, enfin, à nourrir de son mieux l’intelligence avide qui lui avait été octroyé en partage. Ils possédaient peu de parents, elle ayant été élevée par une mère veuve et lui étant français natif de France, mais en revanche, des amis d’estime que tout Hochelaga pouvait leur envier. Ç’avait été le curé Brissette, fondateur de la paroisse et qui n’avait fait que passer ; son successeur, le chanoine Adam lequel n’était pas encore chanoine, à cette époque, c’est vrai, mais déjà financier émérite, homme d’organisation et d’aspirations très hautes. Sa digne mère, dont il était tout le portrait, n’entreprenait jamais ses tournées de secours aux pauvres sans s’être auparavant concertée avec elle, Mme Deslandes.

— Ma chère petite, nous demeurions pour ainsi dire sur le presbytère : le jardin seul nous séparait.

L’échevin du quartier fréquentait aussi chez les Deslandes et le docteur Thibault, l’original praticien et Fontaine, le riche philanthrope, qu’on avait élu président de la Saint-Vincent de Paul, et Brillon le grand manufacturier, un ancien camarade d’école de M. Deslandes qui avait été élevé au pays. Sous un prétexte ou sous un autre, ces messieurs aimaient à s’attarder chez l’épicier dont la langue de pleine sève, élégamment rehaussée par l’accent de France fouettait leur esprit. Et de quoi l’on causait, alors… Charité chrétienne, œuvres sociales, ou encore littérature, science et art. Rien que cela. Timide à cette époque, et défiante d’elle-même, Mme Deslandes osait rarement émettre les réflexions qui lui brûlaient les lèvres. Mais combien elle jouissait à écouter et à s’assimiler cette nourriture des dieux !

Souvent, à l’évocation de ces fiers souvenirs, une larme roulait sur la joue tombante et impassible de la vieille dame. Mme Deslandes n’en avait pas honte ; elle ne craignait pas, non plus, que Paule la jugeât vaine ou glorieuse, d’après ces confidences. Mais il lui arrivait de s’interrompre tout d’un coup pour poser un doigt averti sur la main de sa jeune compagne

— Ceci parle, déclarait-elle.

Et, comme la jeune fille levait un regard étonné ;

— Enfin, je me comprends, essayait-elle de se dérober, car à ce sujet aussi Élisabeth avait fait des recommandations.

Toutefois, le vin étant tiré, il fallait bien le boire et, s’exécutant :

— Cette main, déclarait-elle, me parle d’ascendants affinés et qui devaient être de la bonne classe. Vos parents n’ont jamais gagné leur vie du travail de leurs dix doigts, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, murmurait Paule.

Son désir eût été, précisément, d’en apprendre long, à ce sujet, maintenant surtout qu’elle vivait en société, comme tout le monde. Par sa grand’mère, elle avait su que, riche autrefois, son père avait gaspillé sa fortune et que sa mère ne possédait rien. C’était tout. Cependant, si elles ne dissipaient pas son ignorance, les insinuations de Mme Deslandes flattaient ses convictions secrètes.

À quatre heures, donc, Paule recevait son congé. Elle avait coutume de se rendre alors à l’église, y réciter son chapelet. À cinq heures et demie, c’était le souper du personnel ; à six heures celui des pensionnaires commençait.

Volontiers, alors, Paule s’attardait dans la salle d’entrée dite de récréation, si animée aux heures des repas et le soir principalement. La grande pièce, tout le jour endormie, se transformait à ces moments-là en cabinet des échos, les petites travailleuses du dehors que sont les pensionnaires du Foyer s’y racontant avec verve les potins du jour, les incidents de la rue ou du bureau ou de l’atelier, les nouvelles à sensation, voire même les fluctuations de la politique mondiale. On se retrouvait avec un plaisir bruyant ; on se détaillait entre amie, le programme de la soirée ; et, avant de regagner leur chambre, après souder, il en était toujours quelques-unes qui s’installaient au piano pour jouer, chanter, faire tourner une valse. Paule prenait un plaisir d’enfant à tout observer ; elle se sentait neuve et insatiable.

Certains soirs consacrés par l’habitude, celles qu’on savait courtisées se faisaient plus belles que de coutume et, mêlées quand même à leurs sœurs moins intéressantes, un peu nerveuses, elles attendaient jusqu’à ce que la portière fût venue leur dire :

— Vous êtes demandée au salon.

Cette simple petite phrase ne pouvait frapper les oreilles de Paule sans qu’un émoi s’emparât de tout son être. Elle se voyait, à quelques années de là, appelée elle aussi par un monsieur grave, venu tout exprès pour elle et qui, l’ayant fait asseoir en face de lui, tendrement, se pencherait sur son âme. Elle eût aimé une forte affection d’homme dans sa vie livrée depuis le commencement, aux seules influences féminines, et, bien que le sachant coupable, c’est avec un attendrissement très doux que, toujours, elle avait rêvé de son père inconnu.

Parfois c’est à Élisabeth elle-même qu’on venait dire : « Vous êtes demandée »… Ce visiteur des bons soirs, Paule l’avait, par deux fois, aperçu : il lui avait paru jeune, gentil, et ses yeux noirs riaient.

Un jour ayant le bonheur rare de causer avec sa grande amie et les circonstances aidant, Paule lui avait ingénument demandé si elle épouserait bientôt cet amoureux présumé. Avec un nuage rose aux joues, toutefois, Élisabeth s’en était énergiquement défendue.