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L’EXPIATRICE

teurs s’égayaient tout en dégustant force glaces, bonbons, fruits, amandes salées dont on lance les accessoires aux poissons. Quand on ne prie plus et qu’on s’est tout dit, que faire sur un bateau à moins que l’on ne mange ?

La verve d’Édouard était tombée à peu près brusquement et comme, sur le pont quelques hommes se promenaient au pas gymnastique, le cousin de Raymonde manifesta le désir d’en faire autant. Se levant, il invita son frère à l’accompagner.

— Quoi, se récria la sœur de Noëlla, vous auriez le courage de nous abandonner au danger des flots, pauvres femmes que nous sommes ?

Le méchant cousin mit, à s’excuser, tout son esprit, prétextant qu’il éprouvait un réel besoin de se délasser les jambes ; tout à l’heure alléguait-il, sa cousine elle-même avait proclamé que l’exercice lui était profitable etc. etc.

— Que c’est donc difficile de contenter les hommes ! s’exclama la délaissée qui eut soin de ne pas faire la liaison, comme si le mot homme s’écrivait par une h aspirée. C’était là une innocente coutume dont Raymonde usait avec tact, suivant les circonstances et l’auditoire. Elle avait déclaré, une fois pour toutes, que c’était en hommage au sexe fort.

— N’est-ce pas ? avait riposté Élisabeth. Ma chère, autant y renoncer.

Raymonde n’eut pas l’air d’entendre. La bouche serrée comme pour retenir un sourire de dépit, ses yeux bruns tout clairs et dilatés par la tension, elle suivait obstinément du regard la double silhouette d’Édouard et de Jean-Louis qui arpentaient le pont

Paule qui n’avait rien perdu de la scène s’amusait en toute simplicité de la mimique de Raymonde.

Cependant, la conversation avait repris sur un autre sujet, entre Élisabeth et Noëlla et Paule elle-même détournait la tête lorsque la voix précise de Raymonde éclata soudain.

— Regardez, regardez donc, criait-elle, et dites-moi s’il n’a pas l’air d’un vrai bandit de coin de rue…

Évidemment, elle parlait d’Édouard dont la casquette enfoncée jusqu’aux yeux cachait la partie la plus noble du visage ; de celui-ci, on ne distinguait plus guère que la mâchoire carrée et la lèvre lourde sous la moustache qui tombait. Les épaules ramenées en avant et les bras croisées sur la poitrine achevaient l’air rébarbatif du personnage.

À l’exclamation de sa sœur, Noëlla avait instinctivement demandé :

— Qui donc ?

— Le homme qui prend pension chez nous, renseigna l’aînée, sans détacher ses yeux du point fixe qui paraissait les fasciner.

Cette fois, Paule s’égaya au point qu’elle laissa fuser tout haut, dans la brise, son rire clair.

Édouard s’était brusquement tourné de son côté ; il regarda ensuite ses cousines, mais sans ralentir sa marche.

Cinq minutes plus tard, il était auprès de Raymonde et, d’une voix étranglée par la colère :

— Je me connaissais, dit-il bien des défauts, mais c’est étrange, je n’avais pas pensé encore que je fusse une bête curieuse. J’avais tort, sans doute, et il me plairait de savoir ce que mon apparence présentait, tout à l’heure, de si ridicule ?…

— Oh ! le mauvais, se récria Raymonde. Non, mais le voyez-vous ? L’avez-vous entendu ?… Et bien, c’est moi la coupable, confessa-t-elle, et je ne m’en cache pas. J’ai dit que vous aviez l’air d’un apache qui attend sa victime, au coin de la rue. Là, êtes-vous content ? Décidément, Édouard, l’eau vous est contraire. Il fallait le dire : je n’aurais pas tant insisté pour vous amener ici. Voyez votre petit frère comme il est gentil. La prochaine fois, c’est lui que nous demanderons. Vous, on vous laissera tout fin seul à la maison avec votre pipe et vos affreux bouquins.

Il faisait nuit lorsqu’on se retrouva quai Bonsecours. Élisabeth avait repris ses compagnes mais les cousins et cousines ne la quittèrent qu’à la porte du Foyer. Pendant que les bonsoirs s’échangeaient, Paule rencontra tout à coup les yeux d’Édouard posés sur elle : ils s’étaient dégagés des sourcils et ils la regardaient fixement, avec une expression indéchiffrable où persistait cependant beaucoup de la précédente irritation.

Paule se troubla et elle pensa :

— J’ai eu tort de rire.


VIII


La neige menace, le ciel est bas et il y a, dans la chambre de Paule, comme de la brume grise.

C’est aujourd’hui dimanche, mais la jeune fille n’ira pas voir sa bonne sœur Éloi car l’avent est commencé et, durant ce temps de pénitence, on prohibe le parloir, dans les institutions religieuses.

Paule n’était pas dans sa chambre depuis cinq minutes qu’on frappa à la porte. Elle alla ouvrir : c’était la directrice.

Mlle Dufresne tenait dans sa main une grande enveloppe gonflée de son contenu qu’elle tendit à la jeune fille.

— Ma petite Paule, lui dit-elle d’une voix trop simple, trop naturelle, ce sont des choses dont votre grand’mère désirait que vous prissiez connaissance lorsque vous auriez dix-sept ans ou à peu près. Faites-en donc l’inventaire. En repassant, tout à l’heure, j’entrerai vous voir.

En même temps, la jeune fille se sentait baisée au front.

Cette caresse inattendue acheva de la bouleverser. L’angoisse au cœur, elle se demandait :

— « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela veut dire ? » Et elle restait là, debout au milieu de la chambre, et pâle comme une morte.

Sans bruit, Mlle Dufresne avait ramené la porte sur elle, en se retirant. Paule se décida enfin à aller s’asseoir dans l’embrasure