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L’EXPIATRICE

de le savoir sorti ou enfermé dans sa chambre, à se farcir la cervelle d’insanités ? Ah ! si tu savais, Noëlla, comme je les hais, ses livres !…

Le lendemain, Raymonde se vantait de l’avoir emporté haut la main sur ce méchant terroriseur de petites filles qui avait nom Édouard Dufresne et elle avertit Paule d’avoir à se tenir prête pour le lundi suivant.

Elle fit placer le pupitre comme elle l’avait dit dans le grand salon-bibliothèque qui était le lieu le plus ordinaire des réunions de la famille. Près des rayons se trouvait une table autour de laquelle, le soir venu, M. Rastel et ses filles se groupaient tout naturellement. Parfois, à la demande de son père, Noëlla passait dans le cabinet voisin qu’on nommait l’atelier et, en s’accompagnant elle-même, dans la demi-obscurité de la pièce, elle chantait, longtemps, de sa voix veloutée et pleine d’âme.

Et donc, les leçons commencèrent. Le cousin, sans doute, ne vit plus en Paule que l’élève car il se montra doux, comme avait promis Raymonde, en même temps qu’inflexible quant aux questions de méthode, de la marche à suivre, du programme à adopter etc. Il savait aussi dicter ses volontés d’un ton bref et autoritaire qu’il ne retrouvait plus en dehors du professorat. Ou bien cet homme était double ou bien il s’abusait étrangement en se croyant, comme il prétendait, ennemi des règles. À le voir guider autrui, on eût plutôt juré le contraire et que les mailles serrées d’une forte discipline lui convenaient comme un habit fait à sa mesure.

Il y avait bien trois semaines qu’Édouard donnait ses leçons à Paule, quand, un soir, il lui échappa un mot étonnant et qui eût fait la joie de Noëlla psychologue.

La séance se terminait et Paule fermait ses cahiers, rangeait ses livres lorsque, se penchant sur elle, Édouard lui demanda :

— N’est-ce pas que vous n’avez plus peur de moi, maintenant ?

La jeune fille leva des yeux grands de surprise et, ce qui lui apparut d’abord, ce fut l’entorse à la vérité. Irrépressible, un mot de franchise lui monta aux lèvres et, en souriant pour atténuer la crudité de l’aveu :

— Je crois bien, proféra-t-elle, que je n’ai jamais eu peur de qui que ce soit.

Une foudroyante irritation contracta les traits d’Édouard ; ses sourcils se joignirent et il jeta à l’impertinente un regard colère digne des plus mauvais jours. Puis, voyant qu’elle le considérait toujours avec le même calme étonné, ce fut lui qui se troubla ; il courba les épaules et parut soudain fort malheureux. Enfin, sa physionomie passait brusquement à une troisième expression : un sourire soulevait sa moustache tandis qu’un éclair bleu jaillissait du regard et, se levant pour partir :

— Vous êtes brave, félicita-t-il en laissant se soulever ses sourcils ironiques.


X


Avec juin, les leçons de langue prirent fin, Édouard lui-même en avait demandé la suspension, une quinzaine avant son entrée officielle en vacances.

Les messieurs Dufresne passaient chaque année la saison chaude en dehors de la ville. Comme pied-à-terre, ils adoptaient la maison de campagne de leur sœur sise en Gaspésie, mais c’était pour n’y faire que de passagères apparitions : les parties, les excursions, les voyages les retenant au loin, la plupart du temps. Les autres pensionnaires désertaient aussi, au fur et à mesure de leur congé annuel et ces défections répétées prêtaient à la Pension un air de solitude qui donnait « les bleus » à Raymonde.

Cette année, la douce présence de Paule ne fut pas sans lui adoucir sensiblement l’épreuve, mais les deux sœurs n’en jugèrent pas moins désirables leurs habituelles randonnées en auto. Empêchées de s’absenter longtemps, à cause de l’incessante direction à donner, et incapables de se passer l’une de l’autre, elles avaient coutume de se distraire ainsi, par de courtes promenades aux environs de la ville.

Depuis certain accident qui avait failli lui coûter la vie, le vieux M. Rastel ne montait jamais en auto, mais Élisabeth, quelqu’un de ses frères et sœurs l’excellente Mme Deslandes aussi, depuis que Paule avait voix aux invitations, tenaient tour à tour compagnie aux trois femmes.

Le jour qu’on partit pour Varennes, suivant une promesse faite à Paule de l’emmener visiter la terre natale des siens, ce furent Louisette et ses deux jeunes frères, des garçonnets de douze et treize ans qui se trouvèrent du voyage.

En plus brun, Louisette ressemblait beaucoup à son aînée du Foyer : elle avait la même sveltesse élancée et un peu sèche, les mêmes traits menus dans un visage menu, mais quelque chose de plus vif et de plus précis, dans les mouvements et ses petites dents très blanches se montraient souvent et ses yeux bruns plus foncés que ses cheveux savaient jeter de vifs éclairs car elle était taquine et un brin moqueuse, sous le sérieux des jours graves. On s’accordait à lui reconnaître un « beau caractère » et « une nature sympathique ». Habituée jeune à ce rôle, elle faisait une délicieuse maman, auprès des petits et Paule l’aimait beaucoup.

C’était un clair matin de juillet. Sur la route ensoleillée, l’auto filait, rapide et l’on fut vite rendu. Le « manoir » où, à l’exception d’Auguste, étaient nés tous les Rocheblave jusqu’à Norbert n’existait plus ; fort vieux et n’ayant jamais reçu à temps les réparations nécessaires, il menaçait déjà ruine quand son dernier propriétaire s’était vu jeter en prison.

Mais la Maison-seconde de l’Assomption qu’on visita au retour se dressait toujours, solide et calme.

— C’est M. de Salaberry, le descendant du héros de Chateauguay, qui l’a acquise de papa, avait dit Noëlla. Mais je sais qu’elle a passé depuis, en d’autres mains.

En dépit de ces changements de maîtres,