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L’EXPIATRICE

L’instinct de solidarité, si fort chez les hommes, l’empêchait de contredire son hôte, avec cela que ce garçon disait des choses qui, sur certains points, ne manquaient pas de vérité. Ne vaut-il pas mieux accepter la vie telle qu’elle est faite, avec ses épines nombreuses, au lieu de tant la compliquer à rechercher ces mêmes épines ? Bien qu’autorisée, la vie dans les monastères n’est pas de précepte et le pauvre homme qu’il était se rappelait trop bien le jour douloureux où sa petite Noëlla dernière née, sa voix, la moitié de ses enfants avait tenté de s’arracher à son affection…

Raymonde était trop exaspérée pour pouvoir riposter avec quelque avantage aux pauvres arguments de son cousin. Le sachant plus subtil que dangereux et volontairement esclave de tous les caprices de sa sensibilité elle ne trouva d’autre apostrophe à lui lancer que celle-ci :

— Mes compliments. Si c’est avec ces principes que vous l’instruisez, vous allez faire de Jean-Louis un beau sujet.

Il s’inclina.

— Seulement, dit-il, je n’instruis pas mon frère. Je n’ai garde d’attenter à sa liberté et je considère que c’est à lui, d’ouvrir les yeux et d’adopter tels principes qui lui conviennent.

Depuis sa réflexion du commencement, Noëlla n’avait plus prononcé un mot. Paule aussi se taisait et le repas s’acheva tant bien que mal.

Raymonde se leva et, sous le prétexte d’un retard gagné à causer, elle entraîna ses compagnes hors de la salle, laissant Édouard aux seuls soins de M. Rastel.

— C’est inouï ! s’écriait-elle, deux minutes plus tard, en pénétrant dans sa chambre ; sa sœur la suivait alors qu’elle-même tenait Paule par la main. Choisir le moment où nous le recevons à notre table, pour débiter de pareils discours. Il n’y a pas d’éducation qui tienne, quand il a à se satisfaire. C’est un égoïste né et l’être le plus mou que je connaisse. Mais ce qui me met hors de moi, vois-tu Noëlla, c’est qu’il est si supérieurement fier de lui, en ce moment. Oui ou non, a-t-il raison ? Non n’est ce pas ? Eh bien, il le nie. Il affirme le contraire.

— Laisse-le donc bien tranquille, conseilla sa sœur, puisque tu sais qu’il n’est pas responsable.

— Il nage dans le faux. Il ne se rappelle même plus qu’il a déjà pensé autrement. Et il s’en vient, là tranquillement, piétiner ce que nous respectons à genoux. Mon Dieu, qu’on peut être haïssable, avec pourtant des qualités de première ordre !

Et blessée dans l’âme, les nerfs frémissants elle dérangeait les objets sur sa toilette, ouvrait des tiroirs inspectait les placards…

— Est-ce qu’il n’aurait pas la foi ? hasarda Paule. Ce fut Noëlla qui lui répondit.

— Non mignonne, fit-elle. Édouard a étudié pendant trois ans la théologie, au grand séminaire, mais il a ensuite dépouillé la soutane en déclarant qu’il ne croyait plus. Comme il n’est pas très communicatif, nous n’avons jamais su le fond du mystère.

— Simplement, dit Raymonde, l’épreuve a été trop forte pour son orgueil et il croit nous donner le change en niant ce qu’il n’a pas eu le courage de servir.

— Il est certain, que son orgueil est considérable, appuya Noëlla. À l’origine de tous ses jugements erronés, et de toutes ses injustices, c’est ce qu’on trouve : son orgueil compliqué de sa sensibilité qu’elle aussi, passe les bornes. Sans ce double défaut, Édouard serait très supérieur au commun de ses semblables.

— Il a été élevé chrétiennement, je suppose ? interrogea encore Paule.

— Sans doute. Mais pour bien comprendre Édouard, il faut le prendre à sa naissance et même avant, sourit Noëlla. Sa mère qui possédait par ailleurs des qualités sérieuses a été épousée pour son argent. Très orgueilleuse, très aimante et sensible aussi, sous des dehors assez ingrats, elle eut la douleur d’apprendre, un peu après son mariage qu’une rivale moins fortunée avait bien failli lui être préférée. Pour elle qui adorait son mari et qui croyait en avoir été adorée uniquement, la révélation fut terrible. On craignit même pour sa raison, durant un certain temps et pour lui faire oublier un peu, son mari qui était à tout prendre un excellent homme quoi que bien léger, son mari, dis-je dut s’asservir aux petits soins, avec elle. Sur les entrefaites, Édouard était né, apportant dans son cœur tout ce qui avait déchiré celui de sa mère. Avant même d’avoir souffert, il était aigri.

— Alors, il a ensuite souffert pour son propre compte ? demande Paule, insatiable.

Noëlla, qui travaille à sa coiffure, fait par deux ou trois fois un grand signe affirmatif, dans la glace.

— Beaucoup ! prononça-t-elle enfin. Sa jeunesse a été sans soleil. Son père s’est à peu près ruiné, puis il en est mort, laissant une nombreuse famille : ils étaient bien neuf enfants, à cette époque, et Jean-Louis venait pour ainsi dire de naître. Édouard a dû interrompre des études qu’il aimait pour aider les siens, en travaillant chez l’un de ses oncles maternels. Plus tard, il a pu reprendre ses études, mais dans des conditions humiliantes pour sa vanité et son oncle dont il devait hériter, lui en plus grosse part que les autres, mais qui lui cachait soigneusement ses intentions, son oncle, dis-je, n’a cessé de le tracasser jusqu’à la fin. Non, ce pauvre Édouard, il n’est pas né coiffé. Qui sait si au séminaire, il n’a pas eu à endurer quelque persécution des injustices… Cela se voit. Mais, ma petite Paule, assez parlé des autres. Il faut que tu t’habilles ou nous serons sottement en retard…

À l’heure de la leçon, le lendemain, le professeur de Paule faisait son entrée dans le salon au milieu d’un silence glacial très propre à le flatter. Mais le seul visage qui l’intéresse, pour l’heure, c’est celui de son élève et il le scrute d’une regard inquiet. À la distance où se trouve le pupitre de la table, il sait que s’il a soin de ne pas trop élever la voix, ses cousines n’entendront point ce qu’il pourra dire à Paule. Et cette fois, il n’attend pas la fin du cours pour