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LE SECRET DE L’ORPHELINE

Cette journée, bien commencée, en somme s’achevait pour elle dans le désarroi et, surtout, lui laissait une tristesse invincible.


III


Il fait une de ces températures idéales qui portent ordinairement les bonnes gens à s’écrier :

— Ce serait un péché de rester à la maison par un temps pareil !

Dans l’air pur et vif de l’automne commençant, le soleil poudroie comme en été. De plus, c’est aujourd’hui samedi et demi-journée de congé, pour la plupart ; aussi peut-on se tenir pour assuré que, tout à l’heure, les grandes artères grouilleront de monde, qui se rendant à l’ouest, qui s’en venant à l’est, tandis que d’aucuns grimperont vers le nord où la ville tend incessamment.

Georgine s’est dit comme les autres.

— Ce serait un péché…

Et, se rappelant qu’elle a besoin d’une paire de chaussures, elle décide d’en faire l’emplette en quelque magasin à rayons, ce qui lui permettra d’en visiter plusieurs avant de parfaire son achat.

Depuis ce dimanche où elle s’est si affreusement ennuyée — il y aura de cela une semaine demain — depuis qu’elle a revu Jacques Mailiez et rencontré ce chauffeur, Georgine n’a pu redevenir maîtresse d’elle-même ; et il faut qu’elle reprenne son équilibre. Souffrir, soit : mais, qu’on ne s’en doute pas trop, autour d’elle, car autrement, les sacrifices déjà consentis pour sauvegarder son honneur deviendraient inutiles. Sa claustration fut peut-être un peu trop absolue, jusqu’ici. Elle devra, petit à petit, revenir à des habitudes normales. Une sauvagerie excessive risquerait, en somme, de devenir une maladresse.

Cet après-midi, Georgine sortira donc, comme une simple mortelle. Elle se baladera par les rues, ses yeux s’égayeront du spectacle du dehors, son esprit rafraîchira, son corps se fatiguera sainement, et elle rentrera chargée d’un impalpable butin, comme les abeilles qui reviennent à la ruche.

Après une longue marche coupée d’arrêts dans les magasins et de visites aux étalages, Georgine décide de fixer son choix. Elle n’a encore rien acheté, sinon tout autre chose que ce dont elle a besoin. La voici d’ailleurs arrivée chez Marchand, le bien nommé. C’est toujours ici qu’elle prend ses chaussures.

Une foule compacte obstrue presque l’entrée. Ce sont des dames, debout autour d’une table chargée de gants de toutes sortes qu’elles se disputent. Ils sont, paraît-il, à un bon marché extraordinaire.

Georgine visite successivement à peu près toutes les tables du rez-de-chaussée, puis, elle se dirige vers l’ascenseur. Il allait s’envoler ; on veut bien lui permettre de prendre sa petite place.

— Deuxième planchers : chaussures, bonneterie, confection pour dames et enfants, etc., etc., annonce le garçon de service, en faisant glisser dans sa rainure, la porte de fer forgé.

Georgine franchit le seuil et elle se trouve, du coup, dans le royaume de la chaussure. L’odeur caractéristique du cuir aux narines, elle commence une lente tournée d’inspection ; mais, autour d’elle, les fins souliers multiplient à l’envie leur forme et leur couleur, et la jeune fille ne sait plus trop quelle orientation donner à son choix.

Comme elle laissait un étalage pour en visiter un autre, elle vit venir à sa rencontre une élégante dont elle passa instinctivement une revue sommaire : taille moyenne, démarche aisée, mise sobre et de bon goût, figure sérieuse, un peu pâle…

Mais soudain, Georgine arrêta net son inspection et, après un moment de léger saisissement, le fou-rire lui monte à la gorge.

Tombe-t-elle de la lune ? Qui a jamais entendu parler d’une histoire pareille ? Cette étonnante personne qui marche sans se déplacer n’est autre qu’elle-même réfléchie par la glace de la colonne.

Toutefois, la supercherie découverte, Georgine s’approche délibérément et, en ayant l’air de replacer son chapeau, elle s’examine sans parti-pris. Elle n’a pas eu, depuis assez longtemps, l’occasion de s’étudier ainsi à loisir et au grand jour. Elle ne dort pas aussi bien qu’autrefois et, le matin, la paresse la retient tard au lit, ensuite elle doit se presser, n’est-ce pas ? Puis, sa chambre est si mal éclairée…

Franchement, elle n’a pas de compliments à se faire. Elle en a incontestablement perdu. Où est sa fraîcheur d’antan ?