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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

donné un titre, elle m’a fait noble, moi qui n’étais hier encore qu’un roturier ! Me faudra-t-il donc, mon Dieu, retomber bientôt dans l’engourdissement des souvenirs, imposer silence aux voix de mon âme ? Une vie nouvelle commence pour moi, la duchesse m’ouvre les portes d’un monde étincelant ; mais cette vie est un combat, je dois vaincre ! Oui, continua-t-il, je serais indigne de ses bienfaits si je ne triomphais pas. Assez d’abaissements et de malheurs ont pesé sur moi, je veux conquérir enfin une place lui m’est bien due. En me voyant ainsi, Bellerôse le comédien rirait peut-être, mais ici nul ne me connaît, ici je ne doit compte à qui que ce soit. La paix vient d’être signée ; n’importe, tenons nous ici sur la défensive. Cette épée que m’a donné la duchesse porte une belle devise, la devise d’un enfant de la noble famille de Charles-Quint : No me saques sin razon, no me embaines sin honor[1] ! Après tout, elle est aussi affilée que celles de ces gentilshommes.

En se parlant ainsi, Charles sentait son cœur embrasé d’un feu nouveau. Fort de son courage, il alla se perdre résolûment dans un groupe de jeunes seigneurs qui le regardèrent tous avec non moins d’étonnement qu’un alcyon tombé d’aventure dans un nid d’aigles. Une longue habitude avait appris aux italiens d’alors, comme à ceux d’aujourd’hui, à se méfier des nouveaux Venus ; mais le comte Pépe se trouvait au milieu de ces cavaliers si fiers, il mit fin bien vite à toutes les incertitudes :

— Salut au vainqueur du Pratolino ! dit-il à Charles. C’est bien à vous, seigneur cavalier, de faire trêve à vos triomphes. Il n’y a ici ni tigres ni loups, mais de bons Toscans ravis de recevoir un gentilhomme tel que vous. La duchesse de Fornaro m’a fait part de votre réussite en cour de Rome, monsieur ; je vous félicite et vous remercie en même temps de vous être fait Italien en Italie.

  1. Ne me tire pas sans raison, ne me rengaine pas sans honneur.