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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

Le comte Pepe de Sirvuela avait en effet donné dans le piége. Le titre nouveau du jeune homme lui avait semblé une chose toute simple, beaucoup de seigneurs français voyageant alors sous le nom de fiefs achetés à Rome.

— Puisque le cardinal de Richelieu nous donne la paix, me sera-t-ii permis, continua le comte Pepe, de vous offrir une guerre pacifique ? Le lansquenet est devenu ici, grâce à la France, un jeu à la mode ; voulez-vous, en attendant le concert qui nous entamions une partie ?

Charles n’avait pas joué depuis la nuit fatale où il avait quitté Bellerose ; il avait pris les dés et la table de jeu en horreur ; il pensa alors que s’asseoir à ce tapis où le comte Pepe lui montrait un siège ce serait tenter le ciel, et que le sort lavait jusque-là assez servi.

— Heureux. vous l’êtes sans doute, dit Pepe au comte de San-Pietro, et ce m’est une grande imprudence que de lutter contre votre banque…

— Je suis le partenaire du noble comte de San-Pietro… dit Rodolfo qui survint ; j’ai chez moi une Vierge admirable de Raphaël, voulez-vous que j’en fasse ici l’enjeu ?

— Moi, dit un banquier florentin, j’ai une Vénus que l’on croit de Praxitèle. Jouer de l’or me répugne. De l’or ! on ne voit que cela maintenant sur toutes les tables de jeu !

— Moi, je joue ma cave, dit un marquis en tirant de sa poche une clef d’or ouvragée avec finesse les vins de Chypre y coudoient ceux d’Espagne et de Hongrie. Le nonce m’a envoyé ces jours-ci une coupe d’or ; elle vaut cent mille ducats…

— Ma bourse renferme une assez belle quantité de sequins de Venise, reprit un dernier interlocuteur ; il peut se faire que le noble comte ait oublié chez lui de prendre de l’or, le mien est à son service…

Au milieu de cette fournaise d’enjeux, Charles Gruyn éprouvait déjà le tourbillon du vertige ; ébloui, haletant, l’œil et la lèvre en feu, il froissait entre ses doigts ses gants formés de perles, il regardait et il écoutait d’un air incertain.