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LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

l’idéal au lieu de la vie, et soulevant avec trouble la draperie de mes peintres comme si j’eusse écarté le voile qui recouvrait ma plus chère idole ! Maintenant ce poëme a passé en d’autres mains, on me donnerait à peine l’aumône sur le seuil de mon palais !

Ô mes naïfs ouvriers, je crois vous avoir entendu tout à l’heure envier le sort de cet homme heureux qui se fait construire cette opulente demeure, où voltige jusqu’ici la seule poussière des atomes ! Fouillez plus avant dans ce terrain, vous y trouverez le ver du sépulcre, ce ver à qui le corps du maître splendide est promis. Dérision, vanité que tout cela ! Que la tente soit de pierre ou de toile, de marbre ou de planche, nous devons la replier ou la laisser. Vous venez de bâtir un palais à l’orgueil, le souci en est le frère. Vous l’allez voir bientôt, ce possesseur romanesque, promener en ce lieu sa vie libre, insouciante ; mais sa fantaisie, sa chimère une fois conquise, que deviendra ce roi ennuyé de sa création ? Son rêve réussi, il trouvera au fond de son cœur le plus morne et le plus ardent des rêves. S’il est jeune et beau, il aimera la jeunesse et la beauté ; s’il est glacé par l’âge, il verra ses élans stériles aboutir aux souvenirs, cette pente de la tombe… Vous, ses serviteurs, ses esclaves, je vous envie ! Les brocs de maître Philippe valent bien les coupes d’or, car le fiel en est banni ! Donnez-moi votre truelle ou votre marteau, recevez-moi au milieu de vous, partagez avec moi les durs labeurs, employez-moi à façonner des volutes ou des colonnes. C’est un seigneur italien qui arrive, avez-vous dit, c’est lui qui est votre maître ; eh bien, il verra un Italien !

Un Italien, ajouta Pompeo avec un rire effrayant ; ah ! il l’eût peut-être salué bas, il y a seize ans ; mais à cette heure-ci il n’y a plus de lui qu’un manteau râpé de valet !

Pompeo avait prononcé ces paroles avec une amère volubilité, ses cheveux s’étaient hérissés sur son front, et ses dents claquaient la fièvre. Les hommes qui l’écoutaient le prirent pour un fou, et cependant il n’y en eut pas un qui