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LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

sophie ? S’il est belliqueux, lui montrerez-vous Hercule endormi aux pieds d’Omphale ? En mettant le pied dans ces murs, je veux que le comte y retrouve sa vie écrite, vie de gloire, d’amour, de tristesse ou de combats. Chaque page de ce livre doit lui rappeler un souvenir ; autrement, Bellerose, l’œuvre commencée demeurerait imparfaite. Mettez-moi donc vite au courant des goûts et de l’existence du comte ; aidez-moi, je vous écoute. Renfermé à l’avenir dans ces murs comme un moine dans son cloître, je ne veux plus appartenir qu’à mes idées. Si le comte est satisfait, la plus mauvaise chambre de cet hôtel somptueux me suffira ; appuyé la nuit à sa lucarne solitaire, je me dirai : Là-bas est le bal, le bal étoilé de mille lumières, le bal ardent, magnifique, le bal où j’arrivais autrefois l’espoir dans le cœur et sur les lèvres, le bal où la seule pression d’une main aimée me faisait rougir et pâlir ! Aujourd’hui j’écoute le bruit de ses mille pieds et de son archet, comme un solitaire brisé qui ne demande plus que le repos. Riez et dansez, ô mes indolents cavaliers, riez et voyez pétiller dans les cristaux le vin de Chypre ! Et vous, les reines de la fête, imprégnez le parquet du seul parfum de vos pas ! Les ans qui sont courts vous regardent comme moi ; je ne vous convoite plus, ce sont eux ! La Seine frissonne ; elle reflète les longues girandoles de ce palais… cette Seine qui roule aussi bien des corps ! Mirez-vous pourtant dans ces eaux pures et sereines. Qu’y verrai-je, moi ? Un front ridé, une tache de sang peut-être !… Allez, fiers danseurs, nobles dames, charmants héros, cavaliers de l’Arioste et de Boccace, j’ai été jeune comme vous !

Une larme roula de la paupière de l’Italien. Bellerose le contempla quelques secondes dans un silence attendri. Sans connaître la vie de Pompeo, Bellerose avait deviné qu’il y avait autre chose sous ces haillons que la pauvreté ; la parole de cet homme remuait le comédien ; ce n’était pas là de ces mendiants ordinaires et dont la cape et l’épée couvrent l’astuce. Ce qui l’embarrassait le plus,