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LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

Que tu aimes encore, que tu aimeras toujours, interrompit sourdement le masque. Insensé, qui ignore que l’amour d’une femme est aussi fantasque qu’il est rapide, et qu’au delà de la tombe il n’y a plus d’espérance !

— Pourquoi parler de tombe ? Laisse-moi, je suis heureux, si heureux, vois-tu, que devant ce lit qui ressemble pour moi à un berceau, j’oublie presque ma vengeance ! Ma fille ! je vois ma fille !… Toi qui me l’as rendue, dis-moi du moins comment elle se trouve ici. Serait-ce donc toi qui l’aurait couverte de ton amour, toi qui l’aurais sauvée de la mort et de l’opprobre ! Quel que soit ton nom, je te le répète, oh ! si tu as fait cela, sois béni ! Mon Dieu ! pourquoi faut-il que je sois pauvre ? Mais si tu exiges de l’or, dis-le, je travaillerai, j’engagerai ma vie pour m’acquitter de ma dette. Réponds-moi donc, es-tu mon bienfaiteur, toi qui te caches, ou ne serais-tu, après tout, qu’un hasard heureux dans mon existence ?

— Rien de tout cela, Pompeo ; sache seulement que durant toute ma vie, il m’a été impossible de surprendre un pâle rayon de bonheur ; pour te donner celui-ci, tu peux songer à ce qu’il m’en coûte. Oui, chaque minute de ta félicité présente est un feu qui me tord et qui me brûle, et, vois-tu, si je restais plus longtemps, la contemplation de ton bonheur me rendrait peut-être coupable.

— Que veux-tu dire ?

— Qu’en ce moment même j’ai peur de moi… Tu pleures, n’est-ce pas, mais tu pleures d’attendrissement ; moi, je pleure de rage ; je t’ai ouvert le ciel, moi, je retombe dans l’enfer !

En disant ainsi, le masque avait franchi les degrés de l’escalier. Épuisé, anéanti, Pompeo ne pouvait comprendre le sens de ces lugubres paroles. Son regard errait tour à tour sur le lit de la jeune fille et sur la place que le masque mystérieux avait quittée. Mariette, endormie, semblait alors en proie à un rêve qui l’absorbait, son front se plissait par instants comme l’onde du lac sous la tempête ; d’autres