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Page:Beauvoir - Les mystères de l’île Saint-Louis, tome1.djvu/30

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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

— Le cas serait grave, ajouta l’honnête passeux, mais ce n’est pas une raison pour se tuer, quand on a tué son ennemi dans les règles.

— Je ne me suis pas encore battu ici, reprit l’étranger ; je suis dans cette ville depuis six jours.

— Mais enfin mon noble seigneur, dit Gérard en joignant les mains, par quelle circonstance cruelle…

— Encore un coup, l’ami, vos questions sont inutiles ; je me noie parce que tel est mon bon plaisir ; je me noie parce que je ne veux ni ne dois plus vivre.

Cette fois, le front de l’Italien s’était assombri, sa parole était devenue si brève et en même temps si ferme, que le passeux ne répliqua plus. Il fit semblant de chercher dans sa cahute une nasse dont il avait soin, disait-il, de se pourvoir dans son bateau chaque fois qu’il devait sortir. Puis, sans que l’étranger pût le voir, il s’assura en même temps de la présence d’une petite cassette en bois de sandal qu’il cachait chaque soir sous son oreiller. La rivière clapotait autour des planches de la cabane, et le veilleur de l’Arsenal venait de crier onze heures.

Maître Gérard, en continuant ainsi divers préparatifs, espérait gagner du temps ; mais il avait affaire à forte partie. Depuis quelques secondes pourtant, l’inconnu semblait plongé dans une sorte de rêverie mélancolique ; il s’était approché du berceau laissé dans un coin de cette demeure, et il regardait ses branches d’osier presque rompues.

— Un enfant que vous avez perdu sans doute, et que vous aimiez ? demanda-t-il au passeux avec intérêt. Comment est-il mort ?

— Cette histoire serait trop longue à vous conter, mon gentilhomme, répondit le bonhomme avec malice ; n’oubliez pas que vous devez vous noyer avant minuit…

— À minuit, soit mais en une heure, tu peux me dire ton histoire. Voyons, fais-moi, l’ami, quelque beau récit ; demain, je le conterai aux poissons.

Et l’inconnu sourit d’un sourire amer et triste.