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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

— Votre fille !

— Oui ; mes gens tous les premiers m’ont vu lui donner ce titre. Ne cherchez point à approfondir ce mystère, et contentez-vous d’avoir pour elle la politesse la plus froide, la plus réservée…

— Je ferai ce que vous exigez de moi, mon père ; loin de moi la pensée d’apporter le moindre trouble dans les habitudes de cette maison. Je respecte vos secrets, et ne vous demande en échange qu’un peu de tendresse, je devrai dire de pitié… Oui, continua le jeune homme, cédant à la violence de son chagrin, ce que d’autres obtiennent si facilement d’un père, moi je le demande à genoux, moi Henri, moi votre fils !

En parlant ainsi, il allait se précipiter aux pieds de Leclerc, le vieillard le retint d’un geste.

Se levant lui-même de son siège, il s’approcha de la cheminée et il sonna.

— Ursule, dit-il à la gouvernante dès qu’elle parut, conduisez monsieur à sa chambre, vous m’entendez.

Ursule obéit, et le jeune homme sortit du cabinet les larmes aux yeux.

Dès qu’il se vit seul dans la petite chambre que venait de quitter Paquette, il s’assit la tête entre ses mains en donnant un libre cours à ses sanglots.

Henri avait vingt ans, il était beau, de ce caractère de beauté que donne la jeunesse et que relève la douleur ; la sienne était profonde, elle avait chez lui devancé l’âge. À peine avait-il connu sa mère, promptement enlevée aux caresses de son berceau ; enrôlé de bonne heure dans la marine du roi par son père, il n’avait guère aperçu Leclerc lui-même qu’à de rares intervalles. Le ton brusque du financier, sa roideur, son parti pris de ne jamais lui écrire, avaient agi sur son cœur d’une manière inverse à celle que Leclerc se proposait. Henri, tout en souffrant, s’accusait lui-même de causer les chagrins de ce vieillard, il les attribuait au mauvais état de ses affaires et aux sacrifices que