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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

l’âme de ma vie, le miroir de mes actions ; je prenais plaisir à l’évoquer dans mes discours, dans mes moindres entreprises. Tant qu’il avait vécu, je me complaisais à reconnaître en lui l’image de la droiture, du désintéressement et de la justice. La fortune qu’il m’avait transmise, il ne la devait qu’à son travail : il avait été, il est vrai, porté par le vent de la faveur, mais il y a des hommes qui se font absoudre du succès même. En me retrouvant dans sa maison, quelque chose d’inaccoutumé et de fatal m’y surprit. Les domestiques baissaient devant moi les yeux et évitaient mon regard ; la présence de ma femme semblait redoubler leur embarras. Adrienne se résolut bientôt à me demander d’où provenaient ces airs de contrainte, je pâlis, je tremblai en me cachant le visage dans mes deux mains.

Pendant mon absence, alors que j’étais en Auvergne, une enquête avait été ordonnée contre les papiers de mon père ; l’envie et la haine l’accusaient d’avoir pris part à quelques déprédations obscures. Ce n’était pas trop de ma fortune et de mon crédit pour laver sa mémoire de cette odieuse inculpation. Adrienne en ressentit comme moi une vive douleur ; trahi dans ce sentiment, le plus saint de tous, j’employai mes forces à triompher de la calomnie. Nous nous unîmes tous deux dans les mêmes efforts, le même but, tous deux jeunes, ardents, dévoués, infatigables ! À peine avais-je eu le temps de me livrer au bonheur d’aimer et d’être aimé, quand ce coup terrible retentit au fond de mon âme. Ma femme, par sa famille, disposait de l’oreille de nos juges ; il fallait se hâter, le procès était instruit. Sur ces entrefaites, elle se rappela l’un de nos amis, Pelisson.

Pelisson était le secrétaire de Fouquet, il se fit fort de ménager une audience à Adrienne.

L’heure de cette audience sonne encore pour moi ; je vois, je lis encore ce billet par lequel le surintendant invitait Adrienne à se rendre chez lui. Adrienne se vit elle-même parée de mes mains : j’attachai son voile, je nouai