Page:Benjamin - Grandgoujon, 1919.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
GRANDGOUJON

qui n’avaient vécu qu’à peu près, ou avaient crevé de peine avant d’arranger le monde, — ce monde commode, pratique, facile, où l’on était tièdement, où l’on ne manquait de rien, où il y avait des chemins de fer, des autos, une société policée, l’électricité, le télégraphe, tant et tant de choses prodigieuses !

Cette dernière épithète était habituelle en sa bouche. Elle exprimait ses étonnements successifs d’homme curieux et heureux, toujours prêt à croire et à aimer. De tous ses amis, qui l’ébaubissaient chacun dans son genre, il disait :

— Celui-là… vraiment, il est prodigieux !

Puis, de Notre-Dame, d’une crue de la Seine, d’une pièce qui le transportait, d’une histoire saisissante, il répétait encore et toujours :

— Ça… il n’y a pas à dire, c’est prodigieux !

Mot naturel comme sa respiration, qu’il roulait sur sa langue, et où il mettait toute sa joie ébahie. « C’est prodigieux ! » voulait dire : « Oh ! que c’est épatant !… Et que je suis épaté ! » Car il ignorait l’envie : il n’en avait pas plus pour les hommes que pour les choses, et il applaudissait les camarades avec autant de cœur qu’il admirait un paysage. Lui jamais n’avait songé à se faire valoir : il allait, vivait, se donnait, la main tendue, sans défense. Et sa voix même, un peu trébuchante, était d’une enfantine candeur avec la quarantaine.

À vingt ans il avait été indécis sur le métier à choisir. Tout le tentait. Explorateur ? Hé ! Hé ! Bateaux, éléphants, couchers de soleil aux Indes :