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GRANDGOUJON

Cette femme m’a tapé sur le système, et l’autre, hier, la petite, j’ai la cervelle intoxiquée par cette petite. C’est d’ailleurs mon droit, aussi bien qu’à cet imbécile de rouquin… Seulement j’ai toujours été craintif : toujours eu peur d’une aventure, toujours bête, quoi !… De nos jours avoir peur ! La guerre a tout élargi. Les obus font péter les fenêtres : quand on n’est pas tué, on respire mieux. Et, en amour, ce n’est plus le moment d’ergoter, de peser, de soupeser ; il faut y aller carrément, comme à l’attaque ! Boum !

Il parlait haut. Des passants se tournaient. Il avait mis son képi en bataille. « il faut tenir, se disait-il, décupler les énergies de la nation. » Et il se trouvait des bras assez larges pour embrasser ensemble deux femmes qui lui plaisaient.

Celles qui passaient, il les regardait d’un œil gaillard.

— Le Sort nous mène, suivons le Sort.

Frôlant une jeune ouvrière dont l’allure rappelait Mademoiselle Nini, il se laissa même aller à lui sourire bonnement. Alors la petite, avec cet à-propos des parisiennes, dont les répliques sont des chiquenaudes, gonfla les joues pour le singer.

Sensible et faible, Grandgoujon sentit sa joie s’évanouir toute. Elle se dessouffla comme le visage de l’ouvrière, qui faisait la nique, de loin. Décidément, le monde était mauvais !… Il arriva chez Creveau n’ayant plus d’énergie.

Creveau vivait près de l’Odéon, dans un troisième de l’antique rue de Condé, parmi des entassements de paperasses, à l’image de son âme