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GRANDGOUJON

le brouhaha des Pas-Perdus, il était ballotté, regardant de ses yeux crédules. Cinq années suffirent à peine pour l’éclairer ; alors il découvrit « des choses », et un soir il résuma son amertume par ce constat douloureux :

— Avant d’entrer dans cette usine de malheur je ne soupçonnais pas le mal…

Grâce au ciel, il resta sensible à tous les petits bonheurs fuyants de la vie, qui courent et ne donnent aux hommes qu’une caresse en passant. Sa forte santé lui poussait des bouffées de joie, et le matin le trouvait allégé de ses dépits du soir. Il lui revenait un mot farce du patron ; il éclatait de rire dans sa cuvette et, luisant d’eau, fonçait dans la chambre de sa mère :

— Tu sais, il est vraiment prodigieux !

En vérité, Creveau était un homme sanguin, d’une furieuse ambition, tout bouillonnant de pensées contradictoires, la proie de ses intérêts, se débattant entre ses passions, qui le rejetaient d’un extrême à l’autre. Type étrange, dangereux, il s’était fait en vingt-cinq ans de barreau une situation forte, car elle était redoutée, mais d’une force à s’écrouler d’un coup, comme ces gens puissants qui tombent d’une attaque. Il avait un verbe empoignant, où les images imposaient des paradoxes ; son autorité était une massue pour la Cour ou l’adversaire. Taillé en boucher, le geste peuple, la bouche canaille, entre deux courtes côtelettes à l’ancienne mode, c’était un démagogue despote. Il s’était rasé pendant trois mois pour tenter le coup des élections ; puis après