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GRANDGOUJON

un échec il avait laissé repousser un poil plus dur, d’une rousseur équivoque, et cette déception politique lui avait épaissi l’allure et les traits. Dès lors, à propos de tout et de rien, le même mot lui traînait aux lèvres : « Ah ! les veaux ! »

Il grognait : « Ah ! les veaux ! » dès qu’il n’avait rien de précis à dire, — jugement sur l’humanité, les gouvernants, ses ennemis, ceux qui le servaient.

Dès qu’il étudiait un dossier, il rageait : « Dieu de Dieu ! Les veaux ! » Jamais il ne sortait d’un tribunal, qu’il eût perdu ou gagné, sans jeter : « Mais quels veaux ! » Il montait dans une auto ; embarras de voitures ; aussitôt, dans la portière : « Passez donc ! » puis, se rasseyant : « Quel veau ! » Il ne pouvait boutonner son col, trop empesé : « Les veaux ! » Le vin était aigre chez lui : « Ah ! les veaux ! » Sa femme suivait un régime par ordre du médecin : « C’est un veau ! » Un client se tuait dans son bureau et l’encombrait de son cadavre : « Ah ! celui-là, alors, comme veau !… »

Ayant fait de Grandgoujon son secrétaire, il n’avait jamais exprimé sur lui de pensée meilleure. Il l’avait asservi ; c’était sa chose. Peu lui importait que l’autre fût sans génie, il ne lui demandait que des besognes : longues courses et courtes plaidoiries. Il le traitait comme un chien de garde galeux ; jamais il ne le payait sans dire :

— Quoi ? Vous faut encore de l’argent ?

Puis, la porte fermée : « Triple veau ! »

À toute heure, Grandgoujon devait répondre