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GRANDGOUJON

Son seul exemple, d’ailleurs, en imposait à tous : personne, devant lui, n’osait plus redescendre. Bien mieux : Grandgoujon, tout à coup, se sentit humilié de vivre depuis douze heures dans un tremblement. Il se raidit ; suivit la bonne ; remonta. Il rentra dans sa chambre, toussa pour se donner de l’assurance, rougit rien qu’à se voir dans une glace, s’habilla, si ce terme est possible, d’habits militaires qui vous empaquettent, et il redescendit dans la rue. Il avait sa girouette ; il regarda le ciel : aucun avion. Alors il partit d’un bon pas vers la gare, et croisant des passants calmes :

— C’était une blague, hein ? leur dit-il.

Il se détendit ; de plaisir il eut encore une moiteur qu’il épongea ; puis, faible et sincère, il se fit cet aveu :

— Je voudrais savoir s’ils avaient le trac, ces gens ?… Moi… c’est plus fort que moi… Ai-je donc du sang de navet…, ou suis-je simplement… un bonhomme civilisé, qui n’est pas né pour vivre au milieu de ces saletés d’explosions ?…

Pourtant en pleine bataille, dans le tintamarre des marmites ou l’ardeur de l’attaque, il se disait qu’on devait être hors de soi et moins épouvanté. Mais il ne souhaitait pas avec précision de contrôler son pronostic, et il soupira encore : « Porter une girouette, alors qu’il y a à faire tant de choses sublimes… ou utiles ! »

À la gare, il se fit indiquer le commissaire militaire qui, sur un banc du quai, s’occupait à lire les Liaisons dangereuses ; et c’était un gros offi-