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GRANDGOUJON

du peuple, j’en serai ! J’aurai ses deux distractions : le bistro et les spectacles ! Et plus ça sera médiocre, plus je jubilerai. Voilà !

À ces mots, comme par enchantement, la salle s’illumina, et l’orchestre commença son ouverture : il avait l’air perché dans les lambris dorés du plafond. Les spectateurs devaient renverser la tête pour apercevoir des musiciens qui, d’une main morne, raclaient leurs archets sur des violons ou contrebasses, tandis que leur chef leur faisait de vagues signes, au moyen d’une baguette. La réunion de ces gestes produisait une curieuse musique, succession de mesures plus que de sons, et c’était une cadence sans être une harmonie, une sorte de bruit à l’usage des animaux ou des enfants, mais dont les adultes auraient pu s’étonner. Ce ne fut pas le sentiment de la plupart. Au contraire : cette monotonie d’accords les engourdit et les rendit passifs, et propres à recevoir les impressions que la compagnie des clowns, acrobates et gymnastes, devait leur dispenser.

Les gymnastes commencèrent. La gymnastique de cirque mérite l’attention des philosophes : elle consiste à construire avec des êtres vivants, à échafauder croix ou pyramides au moyen de corps humains ; et c’est de l’architecture éphémère, vite édifiée, vite évanouie. La fin de l’exercice est charmante, car il n’y a ni démolition ni écroulement. On entend « Hop ! » puis, d’un élan, les parties humaines qui contribuaient à ce monument figuratif, se libèrent et s’épa-