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GRANDGOUJON

une femme ; j’ai été amoureux ; je l’adorais… Autrefois… Qu’est-ce que je disais ?

— Qu’autrefois vous exprimiez bien cela.

— J’ai même fait des vers… Et vous êtes si bonne qu’un jour, quoiqu’ils soient mauvais, je vous les lirai.

— Merci. Mon affection le mérite.

— Ah ! oui, moi aussi, Madame, je vous aime bien !… On sonne… Est-ce à l’escalier ?

— C’est pour mon œuvre des cantines.

— Bon. Je me sauve. Je viens de passer un quart d’heure émouvant.

— Vous n’êtes pas pressé, causons…

— Non, il ne faut pas : je me sauve. Mais je n’oublierai plus votre accent ni la clarté de cette pièce… Au revoir, Madame, laissez-moi vous appeler « chère amie ». Et dites à votre mari que je l’aime aussi… C’est vrai… Il est bon… Je reviendrai…

Avec une rapidité de timide, il s’esquiva, très ému ; mais dès que, sur le palier, il se retrouva seul, le tremblement de son corps et de son cœur s’apaisa, et il se sentit fort tout à coup, l’émotion faisant place à une bouffée de contentement. Il cligna de l’œil et se dit :

— Ça va : moi aussi je l’aurai ! Je l’aurais même, si j’avais voulu… mais j’avais presque peur de l’avoir… C’est plus malin d’attendre… et je vais être aussi abject que les autres, en ayant l’air supérieur… D’ailleurs, je ne serai pas tellement abject… C’est idiot de ne pas sauter sur le hasard… Jamais je ne me suis senti si vi-