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LES PLAISIRS DU HASARD

Emmanuel. — Monsieur Rat, asseyez-vous. Voulez-vous fumer ? Voulez-vous lire ? Voulez-vous penser ? Si vous voulez penser, je vous laisse… mais non, vous ne voulez pas que je vous laisse. Sans souci de l’immensité des mondes, vous êtes obsédé par cette idée minuscule : votre somme à toucher, et vous entrez chez moi, l’air funèbre !… Ah ! Monsieur Rat, j’aime les gens gais. Faut-il donc recommencer l’éternelle scène entre le tailleur et le taillé ?… (Brusque) Tenez Monsieur Rat, je ne peux pas, je vais vous rendre votre complet.

M. Rat. — Mais, Monsieur…

Emmanuel, qui ôte son veston. — Il n’est pas défraîchi : je l’ai porté une heure.

M. Rat. — Est-ce qu’il s’agit de cela !

Emmanuel. — Je vais endosser un uniforme de la Garde, qui vient de mon aïeul, et que j’ai dans cette vitrine.

M. Rat. — Monsieur, Monsieur, je vous en prie !…

Emmanuel. — Quoi ?

M. Rat. — Ne prenez pas mal ma démarche… gardez votre complet… Je reviendrai pour la note.

Emmanuel. — Ce n’est pas une solution : je vais souffrir davantage. Monsieur Rat, j’ai dans les veines le sang de tous mes grands-pères. Chacun d’eux eut de la peine à payer son tailleur. Moi, qui les résume, je ne peux plus… Il vaut mieux que je vous rende votre complet. (Il l’enlève de nouveau).

M. Rat. — Je m’en vais.

Emmanuel. — On vous le portera