Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/157

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lui demanda de la copie pour son « papier ». Pendant qu’ils égrenaient des souvenirs, je me tenais à l’écart, près de la fenêtre, et je regardais ce gros homme aux joues molles, lent de gestes, dont les regards tristes et comme rentrés en dedans, contrastaient si curieusement avec le verbe acerbe, au timbre cassé. En lui était tout le boulevard, me disais-je. Berger du troupeau des gens d’esprit, il les mène à la houlette et c’est à lui que l’on doit de voir encore, à Paris, se perpétuer la race des ironistes, inconnue ailleurs, fils de Voltaire, Chamfort et Beaumarchais, joueurs de flûte de la liberté.

Allait-il me crier de loin, comme à Albert Wolff : « Eh là-bas, vous, sous le rideau, je vous f… cent sous si elle est bonne ? » Et, d’instinct, j’avais boutonné, sur la poche, la veste où je celais ma copie. Il vit le geste, et, sans quitter la chaise :

— Donnez-moi ça, me cria-t-il.

Il fallait m’exécuter, mais mon trouble était manifeste sans doute, et pour lui, significatif, car, après un rapide coup d’œil, jeté sur ma personne, et sans déplier les feuillets :

— Alors ce sont des « verssss », comme on dit à Marseille ?

— À quoi l’avez-vous deviné ? interrogeai-je.

— D’abord je les flaire à vingt pas. Ensuite, en me tendant cela, vous êtes devenu rouge comme une cerise. C’est infaillible, quand on pique un fard, c’est des vers !… Je les abomine, pour vous servir. Quand on m’en adresse, je les remets à Magnard qui vous les renvoie dans les vingt-quatre heures. Il a des ordres précis ! Vous seriez Lamartine lui-même, que dis-je, Henri V en personne !…