Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/202

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mier mariage, elle avait été la femme de John Ruskin, l’esthéticien quasi national de l’Angleterre et le promoteur du mouvement préraphaëlite. Elle était très belle encore, dans l’encadrement de sa coiffure à boucles, sous son bonnet de dentelles, mais grave et froide, et visiblement blasée sur les hommages. Le maître nous avait conduits, par le bras, devant les portraits de ses filles, types accomplis de beauté fraîche, fleurs d’Albion, peints par caresses, dans toute la douceur attendrie de l’amour paternel.

— Ça, glissai-je à de Nittis, c’est du postraphaëlite, et du meilleur, si j’ose.

Millais se fit traduire le mot qu’il eut l’indulgence de trouver « drolatic and proper », et nous passâmes à son atelier.

Cet atelier, que je vois encore, méritait plus que tous ceux que je visitai à Londres, ce nom de « studio » dont on les y dénomme, et c’était un véritable sanctuaire de recueillement. On sentait dès le seuil que la pensée y flottait et que l’hôte était « une tête ». Les milieux livrent les individus. Nous parlions plus bas, de Nittis et moi, sans nous en rendre compte.

Les parois, du haut en bas, étaient drapées uniformément de hautes lices qui assourdissaient la lumière de la baie, si précaire à Londres pourtant. Décontenancé par cette demi-clarté, mon Pompéien s’y trémoussait comme dans les limbes. Il avait l’air de voir des pieds fourchus dans les angles. Ses yeux, qui louchaient un peu, devenaient strabiques. Il se cherchait à tâtons, lui, son impressionnisme, son japonisme et son Vésuve natal, dans cette crypte où ne luisait d’ailleurs aucun de ces bibelots qui sont les documents de tonalité des coloristes. On n’a pas la