Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/176

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nais. Je ne l’ai pas déroulé. Il ne faut jamais lire. Un directeur qui lit une pièce perd toutes ses chances de réussite. Il peut la trouver bonne. Combien d’années de carton ? Tout est là. Le Juif Polonais en a quinze. Ses poils sont immenses, ils traînent à terre comme ceux des yaks. Allez, vous dis-je, mon architecte. Dans trois cents jours je vous solde, jusqu’à la girouette.

Il en fut ainsi. Le chasseur d’ours, à la trois centième du Juif Polonais, pendait la crémaillère de sa villa de Meudon, et cela parce que Larochelle n’était rien moins que le directeur idéal.

Il avait d’ailleurs dans sa troupe un acteur extraordinaire, nommé Tallien, mélange de Rouvière et de Taillade, dévoré d’une flamme d’art scénique que ne dirigeait aucune éducation professionnelle et que trahissait une voix, pleine de trous, de pulmonique. Comme on dit en argot de coulisses, Tallien se flanquait à l’eau tout le temps, dès la première scène. Il était parfois sublime, et à la fin de la pièce, il râlait. Personne n’a joué, et ne jouera peut-être le rôle du Juif polonais avec la puissance d’évocation qu’il y déployait, et l’incarnation était admirable. Il mourut en deux coups, d’abord à l’Odéon, et puis à l’hôpital.

Un matin, où je me demandais, sans oser me répondre, si le métier des Lettres en est bien un et s’il ne relève pas plus de la mendicité que de toute autre profession classée au Bottin des cent mille adresses, un homme entra chez moi sans sonner, par le jardin, en poussant la porte.

Le visiteur pouvait avoir la quarantaine. C’était un grand maigre, étayé d’un jonc, et marchant à l’enjambée dans l’herbe haute du parc le plus inculte qu’un lapin ait rêvé. Il avait une joue balafrée