Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/241

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ciens-Lorrains entre leur patrie d’hier et celle de demain. Le problème d’intérêt s’y doublait d’un dilemme de fierté que Caligula eût pu envier à Bismarck, car il était la torture idéale. Deux millions de familles étaient bénévolement, oh ! si bénévolement, invitées à dire et déclarer si la force prime, oui ou non, le droit et à choisir entre l’un et l’autre, en toute liberté, mais au péril, soit de leurs biens, soit de leur honneur. Les diplomates de Francfort ne se demandèrent même pas si la défection au drapeau n’équivalait pas, en ce cas, à une trahison double devant l’ennemi. Ils jugeaient tout simple qu’oublieux de leurs morts, de leurs ruines, les vaincus se ralliassent aux vainqueurs et passassent, comme on dit, du côté du manche. La réponse fut nette et sans réplique, 418.000 familles, en huit jours, se décidèrent pour l’honneur et l’émigration commença. Les Allemands ont eu l’Alsace, mais on peut dire qu’ils l’ont eue déserte, ou peu s’en faut et, au bout de quarante ans, la germanisation de nos deux provinces est encore si douteuse qu’ils sont obligés d’interdire l’usage de notre langue, la française, dans les écoles.

Les poètes l’avaient prédit, car les poètes sont toujours restés un peu devins. Je m’enorgueillis d’avoir été l’un d’eux, d’abord dans un poème intitulé : Le Petit Alsacien, qui, sans avoir eu le succès du Maître d’École, ne laissa pas que d’avoir des rapsodes ; puis dans une ode à Strasbourg, récitée encore par Coquelin à la Comédie-Française et qui, par ordre de la Place, ne reparut plus sur l’affiche.