Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/265

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« J’étais de service, disait le grand comédien, du côté du pont qui était nôtre. De l’autre côté, il y avait une sentinelle allemande qui allait et venait, l’arme au bras. Nous marchions l’un et l’autre parallèlement en nous jetant des regards farouches. À certain moment, il me sembla, dans le bruit de l’eau qui battait le pont, entendre un cri sourd et singulier qui m’intrigua d’autant plus qu’il formait le monosyllabe de mon nom : « Go ». Comme il se reproduisait toutes les fois que je croisais l’Allemand, je cherchais à me rendre compte de la provenance de cette sonorité gutturale.

« À la chute du jour, elle se précisa dans l’ombre, et lorsque je passai devant le casque à pointe, une voix en sortit qui articula : « Go…, comment vas-tu ? » Je me crus en proie à quelque hallucination de l’ouïe, et, hâtant mon retour, je regardai dans le casque, et j’y vis une barbe blonde où riait une mâchoire ouverte.

« — Tu ne me reconnais donc pas ?… Il est vrai que je suis en pompier de tragédie.

« J’allais traverser le tablier du pont pour savoir à qui j’avais affaire, lorsque, dans le plus pur parisien de Paris, mon factionnaire me lança :

« — Prends garde, on nous moucharde !

« Et nous reprîmes notre garde bilatérale.

« Au bout de quelques tours de ce dialogue haché, j’avais appris ses noms et qualités. C’était un brave garçon que j’avais souvent rencontré chez mon vieil ami, François Bonvin, le peintre des nonnes, et qui était bien le plus drôle de corps qu’on pût imaginer, boulevardier fini, et coureur de nos petits théâtres. Il avait l’esprit d’un Henri Heine, et, fort à l’aise,