Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/308

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rendement mensuel de ses ouvrages chez son éditeur. La nappe ôtée, on versait devant lui la monnaie du papier soleil divisé en pièces « sonnantes et trébuchantes », c’était son mot, les unes d’or, les autres d’argent divisionnaire, et l’appoint en « bronze ». Alors, il les empilait en colonnes bien distinctes.

— D’abord et avant tout, commençait-il avec un grand geste de patriarche, je prélève la dot de ma fille.

Et il poussait devant elle le petit obélisque de dix louis.

— À présent, vous autres, mesdemoiselles Gautier, à quel taux estimez-vous les nourritures barbares et locustiennes par lesquelles vous hâtez ma décomposition quotidienne ?

Et, la somme dite, il équilibrait pièce à pièce une autre pile. Puis on passait aux gages de la cuisinière, aux achats nécessaires à chaque fourniture du courant, et c’était autant de petits fûts demi-or, demi-argent, à socles de bronze qui, plus trébuchants que sonnants, transformaient la table en ruines de temple écroulé. Il va sans dire que les comptes n’étaient jamais exacts, qu’il fallait invariablement les rectifier à la grande fureur du déplorable comptable qui finissait par touiller les propylées en vouant aux puissances infernales les imbéciles qui savent l’arithmétique !

Cette ignorance des choses du chiffre est l’un des ridicules, je le sais, dont les jeunes maîtres contemporains font grief aux pauvres romantiques. Ils ont raison, sans doute, puisque aujourd’hui c’est la fortune, comme autrefois la noblesse, qui ouvre l’Académie.