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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/322

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— Tout homme que l’idée la plus subtile, le sentiment le plus complexe, le phénomène le plus extraordinaire, et un miracle même, laissent sans mots pour les exprimer dans sa langue, peut être un grand philosophe, un grand moraliste, un savant sublime ou un saint, mais ce n’est pas un écrivain, ni en prose ni en vers.

L’un de nos jeux, à Neuilly, dans la chère maison où nous n’avions d’autre souci que de lui abréger les heures, si lentes pour lui et pour nous si rapides, c’était de le mettre à l’épreuve du dictionnaire. J’allais chercher son lexique d’usage, le Rivarol, qui contient soixante mille mots, sans compter ceux, dit le titre, qui ne se trouvent « dans aucun dictionnaire », et je le posais devant sa fille, sur la table.

— On va bien voir, clamais-je joyeusement, si vous faites honneur vous-même à votre axiome implacable.

— Va ! disait-il.

Et le livre ouvert, au hasard d’une épingle à cheveux, nous cherchions les termes les plus baroques, les plus spécifiques, les plus strictement professionnels même, des sciences, des arts, des industries, du droit, de la théologie, et des vocabulaires maritimes, militaires, agronomiques, que sais-je ? Il les définissait tous infailliblement, au propre et au figuré, sans hésiter une seconde ; il possédait les soixante mille mots, et c’était alors que, « pour me venger », je lui poussais la colle de l’orthographe du mot : budget, à laquelle il se laissait toujours si drôlement prendre.

— Budget ou budjet ? Est-ce un j ou un g ?…

— Attends, il faut que je l’écrive… Langue de cô, ton crayon ?… Je crois que c’est un g, mais je n’en suis pas sûr !…