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torzième aussi. Il ne lui épargnait que le latin et le grec, et elle se sauvait, un chat sous chaque bras, réduite à l’amer silence.

Il était aussi causeur aimable, et tel que, pour ma part, je n’en ai jamais entendu de comparable, même Théodore de Banville, si merveilleux cependant quand il se sentait écouté et compris. Mais dès qu’ils avaient pris le dé de la conversation, il ne fallait les interrompre ni l’un ni l’autre, car ils s’arrêtaient net et s’en allaient à un autre groupe. C’est d’ailleurs le propre des causeurs, ils sont monologuistes.

Banville, qui procédait par paradoxes, avait besoin d’un auditoire au concept rapide et à l’oreille tendue, car souvent il s’en tenait à l’ellipse du sous-entendu, et parfois même laissait la phrase inachevée et flottante. Gautier, lui, ne laissait rien à deviner, ni à parfaire. Il s’emparait de tout l’entendement, se chargeait de le conduire par tours et par détours, gardait en main le fil du labyrinthe et ne vous lâchait qu’au temple de l’Amour. Sa causerie était composée comme un poème, et elle procurait, autant que ses écrits, la sensation de plénitude d’art absolue. Ainsi faut-il s’imaginer les banquets platoniciens où Socrate et ses disciples déroulaient la sagesse dans l’ombre traînante du Parthénon.

Les repas, rue de Longchamp, étaient toujours abondamment servis, car le poète était forte fourchette, mais de goût peu raffiné. Zoé, qui en dirigeait les menus, ne sortait guère des mets à phosphore. Le phosphore était la base de son génie hygiénique et culinaire, et je me rappelle m’être assis pendant des semaines entières, à jours consé-