Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/350

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milieu des siens, redevenait le romantique « lyrique et bas bouffon » — c’était son mot — qu’il avait été dans sa jeunesse, au temps des Jeunes-France. Il n’y fallait que le moindre prétexte pour rallumer le foyer de sa verve rabelaisienne dont le vocabulaire prodigieux en laissait à tous les lexiques passés, présents et futurs. Sa joie était d’égrener les litanies pantagruéliques d’invectives imagées où il était invincible. Il avait un jour gagé de tenir tête, sur la berge de la Seine, à tout un bateau de lavandières, et, gagnant le pari, il leur avait coupé le sifflet. C’était l’un des exploits dont il était le plus fier. Il m’avait promis de le renouveler pour moi au premier beau jour.

— Nous irons tous les deux, me disait-il, aux Halles ; je me camperai au milieu du pavillon de la marée, et tu verras ce que c’est qu’un beau combat de gueule, quand on sait sa langue !

— Faut-il donc, objectais-je, savoir aussi celle de Vadé ?

— Il faut les savoir toutes, même le poissard, le porcheron, celle de Margot la mal peignée, de la descente de la Courtille, et les autres. Tu me verras aux Halles !

Ce spectacle, hélas ! ne me fut point donné, mais j’en eus quelquefois l’esquisse entre les lévriers de Jadin et les roses de Saint-Jean, pendant les repas. C’était Zoé Langue de cô qui y jouait les lavandières et elle en valait un bateau entier, assurément. Mais peu à peu Théo s’animait au jeu, le lion secouait la crinière, les yeux brillaient, et, sans quitter la chaise, il déversait sur elle, à pleine joie, tous les dictionnaires du seizième, du quinzième et du qua-