Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Apollon, dieu des poètes, avec qui j’étais en bonnes relations pour le quart d’heure. Il venait de me procurer l’aubaine d’une cantate à Molière, que la Comédie-Française payait en ce temps-là vingt-cinq louis. En faisant affront à mes dettes, la somme nous donnait crèmerie ouverte pour un laps de temps dont la durée semblait relativement infinie. Je jure que, sans la passion d’ailleurs ingrate, qui nous vint pour le jeu de billard, « terreur des tantes de province » disait Georges, la cantate nous eût au moins fait les deux mois, tant nous étions sages. Un brave employé de la librairie, le père Toussaint avait apporté secrètement à l’expulsé, qu’il avait vu naître, un peu de linge et quelques effets de rechange et, je ne sais comment, d’un gilet à fleurs, nous avions fait tomber, en le secouant, un billet de cent francs plié en quatre dont jamais nous n’osâmes approfondir la provenance miraculeuse, parce que le bon nègre était pauvre et n’avait pour vivre que son traitement. D’autre part, quoique sachant, à n’en pas douter, chez qui s’était réfugié son fils, le vieux Gervais ne m’en boudait nullement et me prenait de la copie à la Revue. Un dimanche sur deux nous allions à Bougival rendre nos devoirs à la maman, douce dame à cheveux de neige, au sourire d’enfant, qui n’avait plus d’autre plaisir que de regarder, par-dessus le mur bas de son jardin les luttes d’aviron des canotiers sur la Seine et les plongeons savants des nageurs de La Grenouillère. Le second dimanche, Paul Déroulède nous emmenait dîner, soit chez sa mère, soit à Croissy, chez l’oncle Émile Augier, qui avait un billard et pouvait terrifier en chambre les tantes de province.