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VI

PÉGASE


J’avais un usurier qui m’aimait comme un père. Il m’avait bel et bien prêté mille francs que je ne lui aurais certainement jamais, en ce monde, rendus si j’avais épousé sa fille. Mais en ce temps-là on n’avait pas encore le divorce. L’affaire était donc impraticable. Ces mille francs il me les versait chaque mois par cinq louis, « dans mon intérêt », disait-il, pour que je pusse travailler, l’excellent homme. Je n’avais qu’à aller les prendre à la date voulue, il me les remettait en or, toujours, et me recommandait de ne pas les perdre. Ça ne m’est jamais arrivé.

Un soir, dans la joie de ce versement dont les rentiers connaissent l’ivresse, l’idée de rentrer chez moi en fiacre me traversa de sa perversité. Il en rôdait un, place Gaillon, attelé d’une rossinante lamentable, d’aspect poussif et efflanqué, dont j’aurais eu pitié la veille encore, mais j’étais riche, je me sentais impitoyable. Jamais il ne pourra grimper la montée du Roule, il se désossera, nous roulerons pêle-mêle et ce sera le jeu délicieux de la montagne russe. — Cocher, rue de Villiers, au bout des Ternes, non loin des fortifs, mais en deçà toutefois.