Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/93

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long en large sur le dentier d’ébène et d’ivoire. Il en obtenait d’ailleurs des harmonies de harpe éolienne, ou de Lamartine, disait Zizi, infinies.

— Sacrebleu, avait juré mon déménageur fantastique, pour celui-là ce n’est pas un sapin qu’il faut, c’est trois sapins ou trois voyages. Est-il à vous ? Peut-on le fendre ?

— Le fendre, êtes-vous fou, du bois des îles ?

— À quoi ça vous sert-il ?

— Comment ?… Mais c’est ma lyre ! Un piano n’est qu’une lyre en boîte, la lyre moderne, mais toujours la lyre, celle d’Homère, notre maître à tous, le mien, le vôtre, avec du palissandre autour. Je ne pourrais pas faire un vers si je ne l’accompagnais pas sur le piano. Le fendre, c’est couper mon Orphée, mon modeste Orphée en morceaux.

— Laissons-le, suggéra-t-il.

— Le laisser, c’est pire, c’est me jeter à la prose, et ça, voyons, confrère, vous ne le voudriez pas. C’est par la prose qu’on commence, c’est par le bagne qu’on finit. Le mot est d’un Père de l’Église.

Il haussa les épaules avec mépris.

— C’est bon, grommela-t-il, vous refusez mes services. Il est trop tôt, voilà tout, mais vous y viendrez. Prenez ma carte, que voici, et au terme prochain, vous n’aurez qu’un mot à m’écrire. Je hais les proprios. Chacun sa mission sur la terre. À présent payez-moi ma course.

— C’est que… j’ai oublié de faire de la monnaie… je n’ai que de l’or, voyez.

— Tout s’explique. Tant de vertu, ce n’était pas naturel, un poète ! Alors à la semaine prochaine. Hue, Pégase !