Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/200

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gerie ». Dans une étable aux murs gris, sur la paille dorée où picorent les poules effrontées, une famille de moutons est réunie, heureuse et jouissant de son bonheur. Entre le père et la mère l’agneau se présente en pleine lumière comme le bambino de Bethléem. Rien n’est touchant comme l’expression candide des têtes de ces pauvres animaux. Ils peuvent donc enfin rester ensemble, se chauffer les uns aux autres, jouir de leurs amours et oublier, en l’absence de l’homme, qu’ils sont nés pour être égorgés. La poésie des noëls emplit cette bergerie d’un charme évangélique. Cet art-là ne vient ni de Cuyp ni de Berghem, il est propre à notre âge, à notre naturalisme sensible, au pays où la loi Grammont ajoute un dogme au christianisme. Je n’oublierai plus les regards de cette Sainte Famille moutonnière.

Y a-t-il rien de plus somptueux que les genêts en fleurs mais aussi de plus difficile à rendre ? Peu de peintres s’y entreprennent et pour cause. Chintreuil sort vainqueur du combat de coloris. Les siens resplendissent et embaument.

La marine de Boudin est, elle aussi, d’une réussite exceptionnelle. Nous sommes à l’embouchure de la Seine. Le fleuve coule sous une muraille de coteaux dénudés d’un bleu d’ardoise. Un orage se forme au fond et s’étend, silencieux encore. L’air s’agite et le vent de mer se heurte aux courants électriques. L’eau verdâtre se soulève, comme oppressée, et des voiles gonflées la raient de sillages écumeux. À gauche une falaise est flagellée d’un dernier coup de soleil intense. Le drame de l’estuaire est complet, d’une composition achevée et d’un art sobre et sûr qui rappelle la manière de Van Goyen.