Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/220

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au cor magique, que dis-je, le cor incarné. Une délégation du Comité de lecture s’est présentée au domicile de l’illustre virtuose qui l’attendait de pied ferme. Il était occupé à dresser des homards à la course sur son balcon. — Tout ce que je peux faire pour plaire à la fois à Molière et à Victor Hugo, a-t-il répondu aux sociétaires, c’est d’apprendre Hernani à mes étonnants crustacés et d’en donner, sous leurs espèces, une représentation aux abonnés du mardi. J’ai une langouste de génie qui mime déjà le rôle de Dona Sol avec toutes les traditions. — Et les délégués n’ont pu, même par la voix de Maubant, en obtenir davantage. Nous pouvons donner à la curiosité publique le secret de cette attitude. Elle est machiavélique. Vivier ne joue pas du cor, c’est le cor qui joue de Vivier. Pressé par des besoins d’argent, et d’ailleurs expulsé sans pitié par un propriétaire homardophobe qui ne badine pas avec le dieu Terme, le grand et malheureux artiste a suspendu au clou de chez ma tante le tube diabolique dont il est l’embouchure et le pavillon. Plus de cor, plus de Vivier, et réciproquement, voilà une belle carrière finie prématurément. Lugete, veneres.

C’est par des propos de table de ce genre paradoxal et hyperbolique que se manifestait, entre initiés du reste, cet esprit de blague dont on médit trop peut-être aujourd’hui, et qui eut son pouvoir sur les mœurs, n’en doutez pas, mais plus encore sur la politique. Rochefort en est la preuve, et ses airs de fifre survivent à la mêlée.

Le café Tortoni, transformé en magasin de chaussures, n’a pas été seulement le dernier divan de ces ironistes militants qui donnaient le ton du bon rire