Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/265

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tion à le forcer à marcher à reculons, et, devant le Café Anglais, un jour, il obtint ce résultat de sorcier de voir un « épicier », englué de fluide, battre l’air des bras et choir en criant au secours. Il eut la gloire de le porter lui-même chez le pharmacien.

Quant à Victor Hugo, il n’a jamais su à quel degré il excitait notre fanatisme, et je n’ai pas encore osé le lui dire depuis son retour de l’île anglaise. Rien que pour l’apercevoir, j’allais me poster place Royale, où il demeurait alors, et j’y tournais des journées entières, l’œil fixé sur la porte de son hôtel. Quand il en sortait, je le suivais de loin, comme un spadassin, sous les arcades, sautant de colonne en colonne dans l’ombre et prêt à tuer, oui, à tuer, le premier « classique » qui lui manquerait de respect. Ah ! le bon temps, cher Monsieur !

Ce qui pimentait les évocations de ce bon temps d’une saveur philosophique pour moi extrême, c’est que Paulin-Ménier, devenu le Brummell que j’ai dit, et l’ambassadeur chilien d’Aurélien Scholl, avait, du même coup, passé dans le camp de ces classiques qu’il voulait chouriner sous les arcades. Il ne quittait plus la Comédie-Française, et, les soirs de répertoire, on ne voyait que lui dans la galerie des bustes. Il les saluait l’un après l’autre, à la façon du grand siècle, et on le prenait pour un vieux marquis céladonique du Faubourg Germain. Il rêvait d’entrer dans la troupe d’état statuaire et d’y jouer Le Misanthrope. Je n’invente rien, car il terminait tous ses récits par cette confidence palinodique et sénile, à laquelle je prêtais volontiers une oreille pieuse. L’amour du Misanthrope est le signe de la grande résignation dramatique. Il suit de près l’amour du